Je voulais écrire une critique de « Barry Lyndon » que j’ai vu et revu quatre ou cinq fois. Voici que j’écris une critique de « Tom Jones », que j’ai vu au printemps de 1964, quelque six mois après l’assassinat de Kennedy, à Washington, en version originale sans sous-titres français. Je l’ai vu en compagnie de deux amis journalistes, un Irlandais — au jugement plutôt sévère sur le cinéma mais qui tenait « Gens de Dublin » pour un chef d’œuvre, avis que je partage — et un Turc. Je me rappelle toutefois que nous étions sortis du cinéma, ravis et enchantés par ce film virevoltant, plein d’humour, par la vivacité de ses scènes, notamment celle du dîner aux chandelles entre le héros et une demoiselle, qui mangent un poulet à belles dents, comme s'ils mimaient, mieux que la danse, l'amour (je ne parle pas de "dirty dancing" bien sûr).
Se pose la question de savoir pourquoi « Barry Lyndon » entre aussitôt, chez moi, en résonance avec « Tom Jones », comme la dénivelée des dalles du Baptistère de Saint-Marc à Venise avec la dénivelée des deux pavés de l’Hôtel de Guermantes, chez Proust, dans « Le Temps retrouvé », d’autant que mes souvenirs de « Tom Jones » remontaient à quelque quarante-trois ans, bien que j’aie revu le film, avec plaisir, il y a deux ou trois ans. « Barry Lyndon » et « Tom Jones » ont pour toute parenté qu’ils mettent en scène les aventures, en effet picaresques, de deux jeunes héros, tous deux orphelins (Tom — Albert Finney — est un bâtard, recueilli par un hobereau, qui n’a pas connu ses parents, Barry — Ryan O’Neal —, lui, a perdu père), qui sont chassés de leur territoire et perdent, chacun, la jeune fille dont il est amoureux. A part cela, Tom est un jeune héros sympathique, Barry, ulcéré d’avoir dû fuir l’Irlande, n’a qu’un but, avoir grande fortune et haut rang, en séduisant la comtesse Lyndon, qu’il épouse, pour prendre sa revanche sur le mauvais sort.
« Tom Jones » est un film enlevé qui dure plus de deux heures, « Barry Lyndon » est un film paradoxalement lent (hormis le début où il y a de l’action jusqu’à ce que Barry entre au service du chevalier de Balibari, joueur et tricheur, qu’il est chargé par le ministre prussien de la police d’espionner), dure un peu plus de trois heures. L’analogie entre les deux films s’arrête là. Curieusement, le nom étrange de Balibari composé de Bali, petite île de la Sonde — et l’Irlande est une île — et de Bari, ville italienne mais surtout altération de Barry, puisque le chevalier n’est autre que Cornelius Barry, oncle du futur Barry Lyndon.
Ce qui me frappe, c’est que les critiques des spectateurs accordent soit une étoile ou même une demi-étoile, soit, tout au contraire, cinq étoiles à « Tom Jones », qu’ils jugent, les uns, insignifiant ou nul à tous égards, les autres, magnifique. Ce qui est également très remarquable est que « Tom Jones » obtiendra en 1963, quatre Oscars, dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur (Tony Richardson), alors que « Barry Lyndon » n’en obtiendra, en 1975, aucun ! Il est vrai que Stanley Kubrick n’avait besoin d’aucun Oscar pour couronner son film, qui se couronnait tout seul. « Barry Lyndon » sera considéré comme un chef d’œuvre quand on aura oublié la plupart des Oscars et, en dépit des critiques également diverses, les unes très élogieuses, les autres très mitigées, de « Barry Lyndon ». Ce qui ferait certainement dire à un autre Oscar — Wilde celui-là — que, quand les critiques sont en parfait désaccord, c’est que l’auteur est d’accord avec lui-même.