Si ce n’était que le défi formel d’un film de genre ambitieux avec son rythme haletant, sa tension fiévreuse, la découverte d’un milieu permettant d’échapper aux travers de l’explication sociologique, de la compréhension psychologique ;
si ce n’etait que le portrait sensuel d’une ville vivante par l’image brute et néanmoins amie (merci monsieur Guilhaume) ajoutant à cette vision documentaire une grandeur lyrique, une dimension mythique, fabriquant du cinéma avec du familier ;
si ce n'était que la machine infernale de la tragédie, irrémédiable destin qui punit la démesure et ramène les anges sur la terre dans toute sa violence mécanique, dans sa noirceur ;
si ce n’etait que la mise en scène qui magnifie les états affectifs nerveux mais aussi les mouvements les plus simples, universels, pointant délicatement l’insaisissable, faisant apparaître avec justesse le geste amoureux dans sa joyeuse et éphémère brutalité sans la moindre naïveté, sans béatitude ;
si ce n’etait que cette mise en scène chaudement enveloppée dans une bande originale organique, presque omniprésente comme sortant des corps eux-mêmes, des voix des acteurs et pénétrant les viscères des spectateurs tendus ;
s’il n’etait question que de l’alchimie de ces acteurs puissants et fragiles, couple de cinema immédiat et charnel, rôles secondaires, figurants et passants comme de vrais ponts nous faisant rentrer dans l’écran (quelle fraîcheur sauvage des vrais passants parisiens!) ;
s’il ne s’agissait que d’un renversement des valeurs du genre, nous faisant désirer ardemment le personnage masculin, par le regard d’Ella (Stacy Martin bouleversante par la force de son evolution), regard actif, volontaire, avec une avidité qui est parfois, comme dans la vie, presque insupportablement insensé ;
si ce n’etait que la description clinique de la pathologie, disséquant sans complaisance les terribles mécanismes de la dépendance au jeu et aux personnes, au manque, à la recherche éperdue de sens, comme une incantation magique qui voudrait déjouer les mauvais sorts dans la répétition infinie et pourtant infiniment variée de la perte de l’objet de désir, de morceaux de soi jetés en pâture à la gueule des dieux comme autant de sacrifices, pendant contemporain du potlach ancestral ;
mais il est avant tout question de nous dans cet objet de cinéma d’une grande générosité, dont la virtuosité n’efface pas la très belle fragilité, fragilité des relations entre les hommes, fragilité des identités, des ambitions, des envies. L’ensemble de cette œuvre, homogène et multiple, nous raconte l’histoire de nos petites impostures et de nos désirs immenses qui, dans quelques moments de grâce, nous font croire à nos propres mensonge, nous perdent en nous faisant gagner de l’ailleurs.
Avec ce grand film de cinéma qu’on reçoit en plein corps, Marie Monge, parfois durement, nous ouvre la porte. Voir ce film, c’est faire partie de la bande, désarmés et crispés de désir.