La citée imaginaire de Shangri-La, nichée au creux de la vallée de La Lune Bleue, au fin fond du Tibet est apparue en 1933 dans « Horizons lointains », un best-seller écrit par le romancier anglais James Hilton. La lamaserie bouddhiste où le temps est suspendu et toutes les tensions humaines apaisées, a depuis lors éveillé bien des fantasmes. Quand il lit le livre alors qu’il est en plein tournage de « New York-Miami », Frank Capra est immédiatement conquis par le discours humaniste de l’auteur et se promet de l’adapter pour en faire son prochain film. Il ne voit personne d’autre que Ronald Colman pour interpréter Robert Conway. Soldat et écrivain devenu Ministre des affaires étrangères britannique, il a fui Baskul (ville chinoise à la frontière japonaise) en guerre et découvert par hasard avec quelques autres rescapés, Shangri-La. Ronald Colman indisponible, il remet son projet et tourne « L’extravagant Mr Deeds ». Quand il peut enfin s’atteler au tournage, Harry Cohn le patron de la Columbia lui attribue un budget très conséquent qui place le studio dans la cour des grands, fréquentée par la MGM et la Paramount. Autant dire que le mogul risque très gros sur ce coup qu’il a accepté de jouer en raison de la confiance qu’il place en Capra qui lui a apporté cinq oscars majeurs avec « New York-Miami ». « Horizons perdus », raccourci en son entame de vingt minutes à la suite d’une avant-première catastrophique à Santa Barbara, contribue avec « Vous ne l’emporterez pas avec vous » (1938) et « La vie est belle » (1946) à marquer du sceau de l’optimisme forcené voire béat la filmographie de Frank Capra qui en sera souvent réduite dans sa totalité à ces qualificatifs un peu trompeurs. Il est vrai que la vision paradisiaque de la vie à Shangri-La, paraît un peu surfaite et très occidentale.
Les quatre passagers dont son frère qui accompagnent dans sa fuite Robert Conway jusqu’à la vallée de la Lune Bleue supportent assez mal une douceur de vivre un peu monocorde qui repose sur une modération en toute chose, censée adoucir les mœurs et rallonger la vie qui peut paraître très vite ennuyeuse et un peu vaine. Quitte à ne pas vivre deux cents ans comme le Grand Lama (Sam Jaffe), guide spirituel de la petite communauté, certains préfèrent emprunter les rues sinueuses et les montagnes émotionnelles offertes par la vie dans les grandes métropoles grouillant de monde. Il faudra d’ailleurs à Robert Conway deux dialogues nourris (les meilleurs moments du film) avec le Grand Lama pour qu’il s’entiche de ses théories humanistes utopiques dont il faut préciser au passage
qu’elles excluent certaines données matérielles essentielles à rappeler. Cette sérénité méditative, certes séduisante sous de nombreux aspects, se vit dans un somptueux palais et repose sur des ressources aurifères infinies qui assurent des revenus plus que confortables n’obligeant pas ceux qui la pratiquent à trop se préoccuper de leur survie matérielle. Cette contingence, la petite minorité privilégiée en délègue le dur labeur à des porteurs tibétains devant traverser les montagnes au péril de leur vie pour assurer son approvisionnement. La généralisation de cette utopie souhaitée par un Grand Lama inquiet des tensions politiques qui agitent le monde ne pourra malheureusement concerner que ceux qui pourront se l’offrir. A son corps défendant, les rapports de classe et la domination coloniale irriguent tout le film de Capra. La critique n’a pas relevé cette contradiction majeure. La portée du film en pâtit forcement, ne pouvant prétendre à l'universalisme dont elle semble se parer au premier abord. Frank Capra sans aucun doute sincère quand il a lu le livre de James Hilton ne s’est pas senti concerné par cette problématique, faisant lui aussi partie du clan de ceux à qui cette utopie pouvait sembler un tant soit peu crédible. Pour l’aspect formel du film, on pourra rejoindre le critique Jacques Lourcelles qui observe le manque de souffle, l’habileté de rhéteur, le style statique, l’absence de poésie et de tremblement qui habite le cinéma de Capra qui n’a pas le lyrisme flamboyant, souvent naïf et pour le coup réellement humaniste d’un John Ford dont la spontanéité et l’instinctivité touchent beaucoup plus au cœur. Dans la veine poétique abordant d’autres registres, on pourra préférer « Peter Ibbeston » (1935) d’Henry Hathaway, « Le chant de Bernadette » (1943) d’Henry King ou encore « Le portrait de Jennie » (1948) de William Dieterle