C'est la première fois que je le dis, et c'est sans la moindre hésitation, voici un incontestable chef-d'oeuvre de Stanley Kubrick, et peut-être, même s'il ne récolte pas la note de cinq car il ne s'insère pas dans la ligne de mes préférences ciné (et que je réserve cette note pour de très rares exceptions par refus de la galvauder), peut-être dis-je, l'un des long-métrages les plus aboutis que j'aie jamais vus. Je ne sais ce qui m'a le plus bluffé. Commençons donc en total désordre, celui qui règne dans l'esprit d'un spectateur que le film a renversé, et attaquons par une tentative descriptive de cette écriture sidérante de précision, qui s'attaque à un sujet fort, celui de la violence juvénile et des moyens de traitements que lui oppose la société. Le déséquilibre d'Alex et son manque de repères est rendu à la perfection, via une ambiance baroque (entre outre géniale car elle autorise tant le rire que le drame) qui emprunte à des influences diverses des éléments hétéroclites. On pénètre ainsi dans le for intérieur déséquilibré du jeune Alex, d'un homme qui faute non pas d'intelligence (ni même de capacité empathique) mais de repères parentaux et sociétaux stables, s'est construit un monde rafistolé et déséquilibré. La mise en images est saisissante, bien aidée par une bande-son idoine, comme souvent chez Kubrick, bien que cette fois sans doute encore mieux choisie. Si la première partie pâtit aujourd'hui légèrement de la banalisation de la violence dans le cinéma contemporain - qui en diminue l'impact, combien marquante devait-elle être à l'époque ! Mais Kubrick ne s'arrête pas en si bon chemin puisque la suit une dénonciation en règle du fonctionnement du système judiciaire et du traitement d'excision et non curatif réservé aux coupables. L'anathème est saisissant quand il s'échine à montrer que le rejet de la violence est indissociable de son apprentissage et de la conscience qu'elle existe, sans quoi l'être se retrouve désarmé face à elle. On termine en beauté par une lourde charge contre l'utilisation politique du prisonnier, perçu comme objet, nié en tant que sujet. Une richesse encyclopédique, et le terme est ici choisi non tant pour la masse de savoir que renferme le mot dans son acception la plus courante, mais aussi par son but didactique, tant on a ici droit à une leçon du professeur Kubrick, qui non content d'être visionnaire et impertinent, se révèle définitivement être homme d'une grande finesse d'esprit. Sa compassion et son sens de la satire, quant à eux, ne sont plus à prouver. Quant à la mise en boîte de cette précieuse et fragile construction, elle en est amplement à la hauteur, et la toile de maître est ornée d'un cadre qui attire le regard au premier coup d’œil. Si d'ordinaire je tente de dégager les meilleures idées du réalisateur, ou plutôt celles qui m'ont sauté à l'esprit, ici c'est peine perdue, tant la réalisation de A Clockwork Orange (il était temps que je le cite, ce nom si évocateur) est aboutie, justement, de bout en bout. Une vraie leçon, qui rappelle que mise en scène, photographie, lumière, cadrage, prise de son (...) ne sont pas là que pour donner à voir un récit mais pour le magnifier, le transcender et lui apporter une vraie plus-value. Remarquons simplement que Kubrick retrouve pour la troisième fois la couleur, après Spartacus (obligations amenées par le genre et la production) et 2001, et qu'à l'image de son odyssée spatiale, cette optique peut être totalement acceptée comme un vrai choix artistique. Tant mieux car elle débouche sur la genèse d'un univers bigarré extrêmement marquant, peut-être la plus belle réussite de cet ensemble si inélégamment harmonieux. Signalons aussi que Kubrick réitère à nouveau le choix fort d'acteurs peu connus, et concentre ainsi l'attention du spectateur sur ce qu'il filme plutôt que sur ceux qu'il filme. Le casting s'en tire pourtant très bien, et épaule à merveille un Malcolm McDowell saisissant, psychotique et ambivalent. Une vraie claque, et un vrai plaisir de cinéphile. Au demeurant, un inestimable chef-d'oeuvre.