Fascinante histoire vraie d’une guerre parmi tant d’autres, « Onoda » narre le hors-champ d’une tragédie intemporelle, qui est celle de la destruction. Il faut peut-être bien comprendre à quel point le cinéma ‘’de guerre’’ ne peut raconter quelque chose qu’à partir du moment où il montre ce qu’il y a ‘à côté’ , et non pas ‘dedans’. C’est bien la grande qualité de ce film ambitieux et énigmatique, deuxième long-métrage d’un jeune cinéaste français, entièrement tourné en langue japonaise, au Cambodge, d’une durée de 2h46. A priori cette excursion nourrit le fantasme d’un cinéma français qui saurait sortir de chez lui tout en rendant quelque part un hommage non dissimulé à un certain génie cinégénique asiatique, qui est celui de la langue, des acteurs et de la mise en espace. Arthur Harari, en racontant cette histoire vraie d’un soldat japonais qui a refusé de comprendre que la guerre était finie, réussit un film pourtant probablement inconciliable avec ses propres origines. Loin d’une vision qui voudrait rendre le cinéma japonais à l’état de ce qu’il n’a jamais été, Harari offre une réflexion fascinante sur le destin d’un échoué du monde, capturé dans les filets d’une obsession guerrière qui n’en finit pas. Comme contaminé par sa propre croyance, Onoda va donc passer 30 ans sur une île à survivre, avec quelques frères d’armes tout d’abord, puis seul, confronté à son propre phénomène de solitude. C’est-à-dire que ce personnage se trouve être le fantôme de lui-même, un vivant sans les vivants, mais aussi un fantôme sans les fantômes ; la seule image mentale, c’est cette mère-patrie dont il attend l’ordre de poser les armes, psyché abîmée sur les rivages de l’invisible. Folie extrême de la subordination de l’homme face au pouvoir, ce récit ne devient pas sous le regard bienveillant du cinéaste la parabole d’une quelconque humanité en péril, et encore moins la lecture psychologique d’une tragédie individuelle (derrière la tragédie véritable et collective de la guerre). En fait, il serait même difficile de savoir si ce n’est pas dans la joie profonde, dans l’abandon de l’homme vers l’animal, qu’Onoda se met à glisser, comme dans un vertige. C’est du moins la belle indécision que le cinéaste nous soumet comme grille de lecture unique. Des secousses violentes (attaque de pêcheurs, typhus, insectes…) ramènent l’homme à sa condition de mortel, mais c’est bien dans l’injonction militaire du « tu ne dois pas mourir » qu’Onoda puise sa force survivaliste, à la lisière d’une instabilité mentale qui ne se traduira jamais vraiment. C’est justement la force du film que de rester opaque face à la raison, mais ouvert au profond questionnement de ce qui peut animer un homme dans les circonstances si particulières de sa solitude, de son zèle presque religieux. Faussement herzogien (on peut imaginer combien le film aurait été différent dans l’oeil du cinéaste allemand, adepte des illuminés qui deviennent sur-hommes), « Onoda » vient puiser dans le génie naturel des paysages l’éclatement de ce parcours humain, sa sérénité autant que son déchirement. La temporalité, jouant ouvertement sur le manque de matière narrative - comment dire 30 ans d’une vie à piétiner? - parvient à ouvrir vers une sorte d’apaisement étrange et entêtant… et si finalement, derrière ce refus de voir la vérité, il n’y avait pas le secret désir de vivre en paix, aux sources même de la terre ?
C’est la question qui s’ouvre, béante, à la fin du film, lorsque dans une extraordinaire confrontation avec le capitaine qui l’a formé, Onoda accepte enfin de déposer son fusil. L’ancien capitaine, devenu un vieil homme taciturne rattrapé par ses émotions, fond en larmes en redisant l’appel à la paix qu’un homme, un seul, n’a pas entendu pendant trente ans. Il est le seul dépositaire du pouvoir des mots, et Onoda comme un hypnotique qui ne se réveillerait de son état qu’au claquement de doigts de celui qui l’y a plongé. Presque comme dans un rituel onirique, la séquence montre tout ce qu’un homme a peut-être perdu de vie, mais ce qui perdure d’énigme en lui ; ses émotions hors du monde, n’auront-elles jamais eu un sens une fois ses illusions détruites ? Qu’est-ce qu’un homme devenu île peut bien devenir une fois qu’on lui retire sa seule identité, son territoire ? Compagnon d’armes, ami, ermite, aventurier attendant les mots sacrés du chef (ici comme d’un père), Onoda, dans un dernier plan bouleversant, se laisse transporter par un hélicoptère qui le ramène en terre natale, cette terre-là pour qui il a disparu dans l’anonymat, celle-là même qui n’est plus la sienne depuis trente ans ; cette terre que même le cinéaste, dans une logique magnifique, ne nous a jamais montrée. D’abord inféodé, puis aveuglé, le soldat Onoda a fini par trouver sa liberté intérieure. Et en lui rendant son existence véritable, en faisant revenir la vie réelle dans son esprit, le capitaine la lui ôte et, certainement, le soldat-monde ne la reconquérira jamais. Le film se finit d’ailleurs sur une réalité invalide et puissamment évocatrice; qui devenir quand on a déjà rencontré son propre fantôme ? C’est qu’Onoda est l’enfant oublié d’un cache-cache historique, attendant la félicité dans un coin de forêt.