Tout juste après avoir vu « Drôle de drames » dans les salles, Jean Gabin était décidé de jouer pour le prochain Marcel Carné. Alors lié à l’UFA (société de production allemande très influente), l’acteur de « Pépé le Moko » fit tout pour que « Le quai des brumes » puisse sortir. Et ce, face à des productions très hésitantes et à des problèmes de censure en cette période de fin des années 1930. Merci pour votre détermination Monsieur Gabin !
Synopsis : de nuit, un déserteur arrive au Havre pour partir vers de nouveaux horizons. Sur place, il tombe amoureux de Nelly et prolonge ainsi son séjour… .
Adapté du roman éponyme de Pierre Mac Orlan (écrivain influent du début du vingtième siècle), « Le quai des brumes », version Prévert donc, se caractérise par une atmosphère vicieuse et délétère au possible. Musique au diapason de Maurice Jaubert (compositeur carnéen), jeu d’acteurs époustouflant, costumes, décors d’Alexandre Trauner (collaborateur fétiche de Carné, il travaillera ensuite pour Welles, Wilder, John Huston, Besson), dialogues et mise en scène en N&B par le réalisateur de « Hôtel du Nord » concourent en cette ambiance noire et poisseuse et à la mise en abîme de la société et du pays alors représenté par le Front Populaire. Dénué de sens moral, « Le quai des brumes » se voit aussi par l’absence de repère de nos deux ‘héros’. D’un côté, on a le déserteur Jean Gabin au passé trouble, de l’autre, Nelly (excellente Michèle Morgan), orpheline battue par son tuteur (énormissime Michel Simon) instaurant d’obscures règles de vie.
Vous l’aurez compris, ce troisième film de Marcel Carné n’est pas une comédie jouissive mais plutôt un réquisitoire contre le gouvernement communiste et les valeurs traditionnelles, ici très nettement bafouées. Depuis quand un militaire déserte l’armée ? Ici, Carné se penche donc sur le traumatisme de la guerre (du jamais vu en 1938 !) et préfigure les « Rambo », « Voyage au bout de l’enfer », « Apocalypse now ». Dans un cinéma classique, considéré par les critiques d’époque de réalisme poétique, on trouve donc les sujets qui ont marqué le Nouvel Hollywood (blessures de guerre, paranoïa, folie...). Marcel Carné est donc un précurseur sans le savoir. Bingo !
Pour rester sur « Le quai des brumes », nous avons donc un Jean Gabin (futur ‘Président’, ‘Sicilien’…) torturé, Michèle Morgan (18 ans, dans son tout premier rôle !!) lumineuse et merveilleusement habillée par Coco Chanel, Michel Simon (véritable ogre de cinéma : « La chienne », « La poison », « Le train »…) excellentissime dans son rôle de père fouettard ingrat, en somme la quintessence des acteurs du moments, qui plus est, de véritables gueules d’époque : Edouard Delmont, Robert Le Vigan, Raimond Aimos (voir leur filmographie pour s’en assurer).
Et puis comment éviter Jacques Prévert, le scénariste et dialoguiste de l’audacieux et téméraire Carné ? Ici, une phrase mythique (« T’as d’beaux yeux, tu sais »), prononcé par la voix de Gabin suffit à Prévert de rentrer dans le panthéon du cinéma. Et puis d’ajouter aussi toute la poésie des dialogues mitonnés par le scénariste du « Roi et l’oiseau ».
Décidément, « Le Quai des brumes » (1938), concocté par un véritable maître de cinéma, n’en finit pas de réjouir, de rendre les salles encore plus obscures que jamais. Chef d’œuvre et Prix Louis Delluc 1939 (pour Carné) toujours mérité !
Pour une culture cinématographique complète. 2 étoiles sur 4.
Spectateurs, spectatrices, si vous avez des yeux bleus, le brouillard se chargera de vous !