Après Jenny (1936), son premier film, et Drôle de drame (1937), Marcel Carné, âgé de seulement 32 ans, signe sa troisième collaboration avec le poète, scénariste et dialoguiste Jacques Prévert, grâce au sombre, mélancolique et engagé Quai des brumes, représentant le plus célèbre du réalisme poétique des décennies 1930-1940.
Les circonstances de production de ce monument cinématographique français sont connues grâce aux Mémoires de Marcel Carné publiées en 1996. En 1937, Raoul Ploquin, responsable des films français pour la société de production allemande UFA, cherche un nouveau rôle pour Jean Gabin, sous contrat avec le studio, et contacte donc Carné. Ce dernier propose alors d’adapter le roman de Pierre Mac Orlan, Le Quai des brumes, publié en 1927. Après la lecture de l’œuvre, Ploquin et Gabin manifestent leur intérêt pour une adaptation, tout comme Jacques Prévert, qui apprécie beaucoup le roman.
Dès le début du projet, Marcel Carné pense à Michèle Morgan pour jouer le rôle de Nelly, qu’il a découverte dans Gribouille (1937), de Marc Allégret, mais l’actrice est déjà engagée pour le tournage d’un autre film du même réalisateur, Orage (1938). Mais les retards accumulés par la production permettent à Michèle Morgan de rejoindre le film après la fin du tournage d’Orage.
En effet, la concrétisation du nouveau projet de Carné prend du retard en raison des refus essuyés quant au choix du lieu de tournage. Alors que l’action du roman se déroule essentiellement à Paris, Carné décide d’opter pour le port d’Hambourg après avoir visité les studios de la UFA, qu’il juge inadaptés à l’atmosphère qu’il souhaite donner à son œuvre. Mais les services de propagande allemande, entre les mains de Joseph Goebbels, refusent d’ouvrir les portes de l’Allemagne au tournage d’un film qui met en avant un déserteur. L’UFA refuse donc le projet, et ironie de l’histoire, celui-ci est racheté par le producteur juif Gregor Rabinovitch, qui a fui l’Allemagne nazie en 1933. Finalement, c’est le port du Havre qui est choisi comme cadre. En France, le scénario passe le cap de la censure, mais le représentant du ministère de la Guerre demande que le mot « déserteur » ne soit pas prononcé dans le film. Néanmoins, après la défaite de 1940, les autorités vichyssoises accusent Carné d’en être à l’origine, ce à quoi le cinéaste répond avec finesse en déclarant : « On ne rend pas le baromètre responsable de l’orage et la fonction de l’artiste est de se faire le baromètre du temps qu’il fait ». Quant à l’Italie, le régime fasciste transforme le personnage du déserteur en un militaire en permission, et modifie également certains dialogues.
Outre le cadre de l’action, Marcel Carné procède à plusieurs modifications par rapport à l’histoire du roman, en particulier au sujet des personnalités des personnages interprétés par Gabin et Morgan, mais également quant aux motivations criminelles du tuteur, qui tue initialement pour l’appât du gain et non par amour.
Avant les premiers films noirs du début des années 1940 et leurs réflexions pessimistes sur les changements moraux qui surviennent dans la société américaine de l’après-guerre, l’expression de « film noir » existe déjà pour qualifier des films français appartenant au mouvement du réalisme poétique. Considéré comme le porte-voix du Front Populaire, en plein essor après sa victoire de mai 1936, ce mouvement cinématographique caractéristique de cette période puise ses racines dans l’expressionnisme allemand et la littérature naturaliste. Les thèmes, personnages et environnements se résument en plusieurs tendances, que Le Quai des brumes englobe de manière assez représentative. L’intrigue est le plus souvent concentrée sur un milieu populaire (ouvriers, soldats, prostituées). Elle met également en avant le cadre urbain et les échanges qui s’y produisent dans un souci de réalisme. Les personnages sont souvent des parias, des individus évoluant à l’écart de la foule et menant une vie solitaire et mélancolique, comme c’est le cas pour le déserteur interprété par Gabin. De plus, en tant que premier grand courant du cinéma français parlant, le réalisme poétique consacre une place essentielle aux dialogues insufflant mélancolie et désespoir.
Ainsi, grâce au talent de parolier de Jacques Prévert, maître dans l’art de manier les mots et les idées, Le Quai des brumes est surtout connu pour quelques fameuses répliques, dont la déclaration légendaire : « T’as d’beaux yeux, tu sais ». Cette phrase, devenue culte seulement à partir des années 1960 et absente du livre de Pierre Mac Orlan, aurait été le fruit de l’imagination de Jacques Prévert, fasciné par les yeux bleus et envoûtants de Michèle Morgan. Anecdote intéressante : avant d’être inspiré par l’actrice, Prévert avait prévu un dialogue bien moins romantique dans lequel Gabin complimentait les jambes de Morgan.
Influencé par le cinéma expressionniste allemand, les films français du réalisme poétique, Le Quai des brumes en premier lieu, représentent la ville comme la personnification du vice, avec une lumière nocturne particulièrement travaillée et une ambiance sombre et brumeuse particulièrement inquiétante. A l’image des personnages, les lieux choisis sont réalistes, mais ils sont aussi le reflet d’une classe rejetée (la cabane au bord de l’eau, le magasin de bibelots et le bar de marins).
Le réalisme poétique donne également la part belle au romantisme et aux histoires d’amour impossibles, comme celle de Jean et de Nelly. Amoureux passionnés dans un monde sombre et sans espoir, ce couple tourmenté vit donc leur idylle, caché des yeux du monde, de leur rencontre dans la cabane à leur premier baiser dans le recoin d’une fête foraine. En mettant en scène ces héros reclus, on ne peut s’empêcher de voir dans l'univers de Marcel Carné l’augure d’une période sombre où les hommes vivent terrés pour affronter le monstre totalitaire. Ainsi, à travers le personnage du déserteur de l’armée coloniale, Le Quai des brumes cherche également à dénoncer l’absurdité de la guerre.
Fort d’une distribution prestigieuse, Marcel Carné profite de l’honneur de quelques-unes des plus grandes figures du cinéma français. Aux côtés de Jean Gabin et Michèle Morgan, on retrouve ainsi Michel Simon dans le rôle de Zabel. Le rôle du père est souvent mis à mal dans l’œuvre de Prévert, et ce personnage répugnant et détestable incarne le pinacle de cette tendance. Plongé dans la brume, son apparence innocente et ordinaire cache en réalité l’incarnation du mal. Pierre Brasseur, qui est à l’époque surtout connu pour sa contribution au théâtre, se fait connaître du grand public grâce à son rôle de Lucien, misérable petit mafieux sans charisme. Sont également présents Edouard Delmont, connu pour ses rôles dans la trilogie marseillaise de Pagnol, il offre une sagesse rassurante dans cette atmosphère sombre ; et Robert Le Vigan, émouvant dans le rôle d’un poète suicidaire. Dommage que son talent de comédien ne soit tâché par sa collaboration active avec les nazis dès l’armistice signé par la France.
Malgré son succès auprès du public et de la presse dans son ensemble, ce « film d’atmosphère » (expression utilisée par Carné lui-même) est pourtant l’objet d’attaques virulentes de la presse politisée au moment de sa sortie. D’abord, l’extrême droite attaque le film qui oserait mettre en scène dans le rôle principal un soldat de l’armée coloniale déserteur. Lucien Rebatet manifeste ainsi son hostilité pour le film dans les colonnes de L'Action française. De son côté, le Parti Communiste Français condamne le pessimisme et le climat de désolation dans lequel baigne le film et certains détails sordides attachés à des personnages issus du prolétariat. Dans l’Humanité, Georges Sadoul dénonce la « politique de chien crevé au fil de l'eau » véhiculée selon lui par Le Quai des brumes. Néanmoins, ces attaques n’empêchent pas le film de rapporter plus de 500 000 francs, dépassant les recettes de La Grande Illusion (1937) de Jean Renoir. D’ailleurs, Marcel Carné explique dans ses Mémoires que Renoir provoqua la colère de Jacques Prévert (avec lequel il avait travaillé en 1936 pour Le Crime de monsieur Lange) pour avoir qualifié Le Quai des brumes de « film fasciste ». Il a également usé d’une contrepèterie cinglante pour critiquer la décadence des personnages : « Quai des brumes, cul des brêmes ». Enfin, le film est interdit aux moins de 16 ans lors de sa ressortie en salles en mai 1946, et interdit sous l'Occupation par la censure française. Il doit attendre mai 2011 pour obtenir la classification tous publics. En 1939, le film est récompensé par le prix Louis-Delluc, le « Goncourt du cinéma ».
Pendant les années soixante, les jeunes critiques de la Nouvelle Vague attaquent à leur tour Carné, qu’ils considèrent comme l’antonyme de la modernité cinématographique. Son cinéma noir et blanc aux dialogues ciselés, ses plans d’une grande rigidité et son approche poétique étant qualifiés de désuets. Bien que ces critiques soient virulentes et parfois injustes, Le Quai des brumes présente tout de même quelques défauts. Soucieux d’apporter une forme caractéristique à son œuvre, un style qui a quand même mal vieilli, Carné en oublie le fond. En effet, l’intrigue sommaire peine à captiver. Il faut attendre les dix dernières minutes pour trouver une tension dramatique qui tient le spectateur en haleine, mais cela ne relève pas la barre malgré le caractère inattendu du dénouement. Soulignons néanmoins la puissance dramatique de la musique de Maurice Jaubert, reflet magnifique de cet environnement délaissé et de ses personnages en quête d’espoir, et les interprétations de Gabin et de Morgan, devenant ainsi l’un des couples les plus emblématiques du septième art français.