La phrase de Jacques Prévert : “T’as de beaux yeux, tu sais” prononcée par Jean Gabin face au regard transi de Michèle Morgan est inscrite depuis bientôt cent ans dans l’inconscient des amateurs de cinéma français. “Le quai des brumes”, film de Marcel Carné dont elle est tirée fait depuis office de manifeste du “réalisme poétique” premier courant du cinéma parlant français fortement influencé par l’expressionnisme allemand des Friedrich Wilhelm Murnau, Fritz Lang, Paul Wegener, Robert Wiene et Paul Leni. Autant dire que dans une moindre mesure et pour d’autres raisons que “La grande illusion”, ce monument du cinéma français est inattaquable aux yeux d’une certaine critique qui en grande partie parce que le film a été écrit par Jacques Prévert, autre monument, scénariste reconnu, présent dès la fondation du mouvement surréaliste (qu’il quitte en 1930 suite à une mésentente avec André Breton son fondateur) et ensuite très impliqué au sein du Groupe Octobre (troupe de théâtre spécialisée dans l’agit-prop de 1930 à 1936). Il est comme ça des statues indéboulonnables.
Pourtant revoir le film aujourd’hui fort de toute une cinéphilie derrière soi pourra laisser quelque peu perplexe l’admirateur de chacun des protagonistes du film, de Jean Gabin à Michèle Morgan en passant par Michel Simon, Robert Le Vigan, Marcel Carné, Alexandre Trauner ou Jacques Prévert. Le film est né de la volonté de Gabin qui après avoir vu “Drôle de Drame” de Marcel Carné propose à Raoul Ploquin, le directeur de production de la UFA à laquelle par contrat il doit encore un film, d’adapter “Le quai des brumes” de Pierre Marc Orlan. Un auteur qui lui a porté chance avec “La Bandera” (1935) de Julien Duvivier, son premier succès.
Il propose que le film soit réalisé par Carné et scénarisé par Prévert, les deux hommes ayant travaillé en tandem sur les deux premiers films du premier cité. Les contrats sont rapidement signés, le nom de Gabin agissant comme un sésame auprès des producteurs. Le film doit se tourner à Berlin dans les studios de la UFA. Se rendant sur place, Carné est effrayé par les méthodes allemandes qu’il juge d’une lourdeur insupportable pour la souplesse qu’exige selon lui un tel projet. Avec Prévert, il décide donc de ne plus situer l’intrigue à Montmartre comme dans le roman mais dans le port d’Hambourg (ce sera finalement Le Havre qui sera choisi) dont les deux hommes comptent tirer parti pour enjoliver l’atmosphère brumeuse voulue pour le film. Entre temps les dirigeants de la UFA ont reçu le synopsis et jugent le récit proprement indécent alors que les nazis sont désormais infiltrés dans tous les rouages de l’industrie y compris cinématographique. Jean Gabin intervient qui obtient que la production soit rapatriée en France. Le film est alors vendu, ironie de l’histoire, à un producteur russe de confession juive, Gregor Rabinovitch qui avait été obligé de vendre dès 1937 sa société de production Cine-Alliance dans le cadre de l’aryanisation de la société allemande. Moindre mal, le retard pris dans la production permettant à Carné de pouvoir disposer de Michèle Morgan à laquelle il tenait absolument pour interpréter Nelly. Toutes ces péripéties qui se poursuivront tout au long du tournage feront beaucoup pour la cohésion de l’équipe autour de Marcel Carné qui à 32 ans et seulement deux films plutôt incompris à son actif est encore inexpérimenté.
Le roman a été assez profondément remanié. Par exemple le rôle du déserteur de l’infanterie coloniale tenu par Jean Gabin résulte de la fusion de deux personnages. Tout semble donc réuni pour la naissance d’un chef d’œuvre et ce sera le cas pour la majorité de ceux qui au fil des ans verront le film. Qu’est-ce qui peut donc donner un sentiment de malaise quand « Le quai des brumes » est aujourd’hui comparé avec les autres films de Gabin de la même période qui n’ont pas pris une ride ? Une explication possible peut venir de Jean Renoir qui ne manquant jamais de férocité, en sus d’avoir renommé le film : “Le cul des brèmes”, l’avait accusé à sa sortie d’être fasciste pour aussitôt se rétracter quand Jacques Prévert l’avait menacé de lui “mettre son poing dans la …”. Ce même Renoir alors qu’il imaginait le tournage de “La Bête humaine ”, avait ajouté que lui aussi pouvait faire un film “réaliste romantique" mais sans que les coutures en soient apparentes. Et c’est bien ce défaut qui sautant désormais aux yeux ne permet peut-être plus au film de soutenir aujourd’hui son statut de chef d’œuvre incontournable.
L’association des deux hommes si elle a donné un véritable chef d’œuvre avec “Le jour se lève” (1939) a le plus souvent accouché de films très bavards faits de dialogues très (trop ?) hauts en couleurs poussant les acteurs à un jeu déclamatoire plutôt en contradiction avec le réalisme revendiqué. Avec le recul, “Le quai des brumes” semble un grand film raté, scintillant malgré tout d’une esthétique envoûtante grâce à un Marcel Carné secondé par l’expérimenté Eugen Schüfftan ayant déjà opéré pour Fritz Lang sur “Les Nibelungen” (1924) et “Metropolis” (1927), Alexandre Trauner pour les décors ou encore Maurice Jaubert dont la musique rend parfaitement l’ambiance des quelques très belles scènes qui jalonnent le film.
Mais l’incongruité de certaines situations encore amplifiée par des dialogues ampoulés (certains plus aimables diront ciselés) qui isolent les acteurs les uns des autres, nuit à la cohérence d’ensemble qui fait que la magie n’opère pas toujours.
Si Michel Simon en tuteur de la jeune Nelly devenu criminel par amour et jalousie s’en tire comme toujours grâce à sa démesure et à deux répliques dantesques, Robert Le Vigan d’habitude fascinant semble comme un ectoplasme dans un rôle sacrifié sur l’autel de la romance centrale qui doit avancer coûte que coûte même au prix d’une certaine artificialité. Le toujours fantasque Pierre Brasseur choisi comme tête à claques du déserteur soudain revigoré par la sève amoureuse qui monte est obligé d’en faire des tonnes pour s’accommoder de la voix de fausset qui lui a été commandée par le scénario. Même Jean Gabin n’est pas toujours raccord ce qui laisse supposer que s’il adhère pleinement au projet, il n’est pas si à l’aise dans sa phase de réalisation. La scène où il tue le personnage joué par Michel Simon en est la meilleure expression, montrant un Gabin en surrégime. Seuls Aimos, Edouard Delmont, René Gérin et Marcel Pérès dans les rares rôles positifs du film ne semblent pas désincarnés tout comme le jeune Jacques Soukoff parfait en demi-sel, adjoint moqueur de l’infâme et pleutre Pierre Brasseur
. Le Havre symbole de l’imaginaire portuaire très en vogue dans le cinéma des années 1930 est montré comme le quai de la fin du monde pour une bande de déshérités n’espérant plus grand-chose. Dans la triste gargote perdue sur une minuscule rade face à l’océan, répondant au nom évocateur de Panama fleurant bon le parfum exotique des horizons lointains mais aussi celui moins ragoûtant du sordide scandale qui à la toute fin XIXème siècle a éclaboussé les élites françaises, tous les malheurs du monde se sont réunis dans l’attente du pire. Reflet métaphorique de la désillusion d’un Front Populaire déjà en train de se désagréger alors que sur le plateau, Gabin serre la jeune Morgan dans ses bras.
Une entreprise de très haute volée qui aurait sans doute gagné à ce que Jacques Prévert se mette entièrement au service de son réalisateur comme cela doit être la règle dans l’accomplissement plein et entier d’un art avant tout visuel. Une leçon que les deux hommes sans peut-être jamais en parler ou se l’avouer au vu du succès du film sauront retenir quand ils se retrouveront seize mois plus tard pour “Le jour se lève” que l’on peut considérer comme l’aboutissement de leur collaboration. Il faut dire qu’entre-temps Carné a pris du galon en tournant “Hôtel du Nord” qui lui aura permis d’appréhender autrement sa relation avec l’écriture de ses films grâce à Jean Aurenche et Henri Jeanson.