Le Traître réussit à brosser le portrait d’un personnage qui ne se laisse pas complètement saisir et que deux heures trente-sept minutes explorent sans épuiser ni jamais circonscrire : ses actions demeurent imprévisibles, elles sont subordonnées à une intériorité à laquelle nous n’avons accès que par leurs manifestations extérieures, c’est-à-dire les crimes, les déclarations au tribunal, les coups de reins donnés dans un lit. D’où l’obsession du regard comme motif ambivalent : il n’est plus cette fenêtre de l’âme, ou s’il l’est encore, c’est à une âme duplice qu’il renvoie, une âme maudite et capable de se parer de divers masques en fonction des situations. Il faut regarder le traître en face, droit dans les yeux, nous répète-t-on à tout bout de champ ; le regard est la réalité, et pour cela on cite Michel Butor. Or, Marco Bellocchio atteste le divorce entre apparences et réalité, orchestrant dans la première partie de son film une suite de réunions familiales ou amicales qui virent au massacre. De même les séquences de procès empruntent-elles leur forme à l’opéra bouffe issu du théâtre italien : les voix sont portées haut, les quiproquos s’enchaînent, les menaces de mort devant l’audience n’y font rien. Le traitement réservé à la violence subit également cette dégradation comique : une femme est tenue par les cheveux et les poings au-dessus de la mer, un compteur se transforme en chronomètre qui se stoppe net quand le mafieux suivi par la caméra est mis hors-jeu. Le Traître recourt au grand-guignolesque comme une tonalité apte à engendrer une forme-caméléon, un laboratoire où se décantent les actions et les sentiments de Tommaso Buscetta. Nous sommes constamment sur le point de glisser dans l’onirisme, et pourtant le cinéaste veille à entrelacer les réalités et les temporalités de sorte à broder un tissu complexe et irréductible. Cette opacité dialogue avec celle du personnage principal, à la fois vengeur et père de famille, traître et repenti. En conciliant les contraires, Bellocchio dit l’ambivalence des grands hommes de pouvoir, la fascination qu’ils exercent en raison de leur aura, fusion de l’accessible et du caché. Buscetta est aussi farouche qu’un animal en cage, la cage étant à la fois le symbole de la détention et le motif géométrique du cadre de la caméra ; il s’y débat telle une hyène, tel un tigre, pour finir comme un chien errant, jouant l’errance pour mieux tirer son dernier coup de feu et repartir, l’air de rien. Le Traître est un très grand film sur la duplicité et le faux-semblant, qui explore la psyché de son personnage par une inventivité formelle revigorante.