Marco Bellocchio aime retracer des épisodes de l’histoire de son pays à travers de grandes fresques qui s’étirent dans le temps et sur lesquelles il pose son propre regard. « Vincere » racontait sur un quart de siècle l’histoire d’Ida Dalser, première épouse légitime de Mussolini. « Il traditore » nous plonge dans les années sombres de la lutte anti-mafia qui ensanglantèrent la Sicile dans les années 1980 et 1990. Si la mafia est une thématique abordée à de nombreuses reprises au cinéma, « Il traditore » n’est pas un film de plus sur le sujet. Le film a deux mérites principaux : il se veut une reconstitution historique en collant le plus possible à la réalité et il aborde le monde de Cosa Nostra de l’intérieur en plaçant le personnage de Tomasso Buscetta au centre de cette narration.
C’est, en effet, Tomasso Buscetta que l’Histoire retiendra comme le principal protagoniste du déclin de Cosa Nostra, le poison issu de l’intérieur du système, en un mot : le traitre. Le film met bien en évidence les raisons qui l’ont poussé à renier son allégeance à la mafia sicilienne en décrivant, d’une part, la guerre interne à Cosa Nostra entre la vieille mafia palermitaine (dont faisaient partie Buscetta, Contorno et Bontate) et le clan des Corleonesi (incarné par Riina et Calo) et en insistant, d’autre part, sur l’importance que Buscetta accordait à sa propre famille et sur l’influence que sa troisième épouse (deuxième personnage dans ce film essentiellement masculin) avait sur ses actes.
Bellocchio a, par ailleurs, pris le parti de faire de « Il traditore » un témoignage précis de l’Histoire, en l’agrémentant notamment du nom des différents parrains de Cosa Nostra et des dates importantes (affichés régulièrement à l’écran), en faisant référence à des images d’archives télévisées et en n’hésitant pas à multiplier les seconds rôles. Si la construction chronologique du film peut sembler aller de soi, elle permet néanmoins au spectateur de mieux suivre l’errance de Buscetta dans sa décision de coopérer avec la justice italienne, choix qui lui semble au départ cornélien et lui vaut une tentative de suicide, avant qu’il ne devienne progressivement un allié précieux de la justice puis jusqu’au-boutiste dans son entreprise de coopération au lendemain de l’assassinat du juge Falcone.
On retrouve le style de Marco Bellocchio tout au long du film, notamment lors de la longue reconstitution du maxi-procès de Palerme, dont la mise en scène est impressionnante de précision et au cours de laquelle se mêlent le chaos, la folie et l’affrontement verbal. Le thème de la folie, déjà présent dans « La Sorcière » ou « Vincere », se retrouve à d’autres endroits du film à l’instar de ces parrains tournant en rond dans leur cellule que Bellocchio choisit de nous montrer à travers les écrans de surveillance de la prison où ils sont incarcérés. L’affrontement verbal est très présent dans les différentes scènes de procès, mention spéciale à celle, magnifique, du témoignage lors du procès d’Andreotti, qui montre un Buscetta exemplaire de maitrise et de sang-froid résister aux attaques répétées d’un avocat agressif. D’autres scènes restent, elles, mémorables d’absurdité dont celle du cycliste dans les couloirs du tribunal ou celle d’Andreotti sortant de chez son tailleur en caleçons longs.
La musique omniprésente confère toute sa dynamique au récit et permet de ne pas donner l’impression d’un film qui s’étire en longueur. On regrettera, malgré tout, les quelques flash-backs et l’évocation des cauchemars de Buscetta (les deux hélicoptères au-dessus de la baie de Rio, sa mise en bière…) qui n’apportent rien au récit et auraient pu laisser place à une plus large retranscription des révélations de Buscetta au juge Falcone.
On ressort de la salle avec la seule envie de se précipiter sur Wikipedia et de corroborer les 2 h 30 de narration de Bellocchio avec l’information disponible sur Internet au sujet de Cosa Nostra. Un film mémorable sur le courage d’un homme décidé à trahir sa tradition au nom de sa propre survie, au nom des siens et au nom de l’éthique.