Les yeux revolver
« Le regard est l’expression de la réalité », déclarait Michel Butor, cité dans le film par un mafioso. En effet le regard, filmé par Marco Bellocchio, devient un motif récurrent. Le regard honnête, droit et fier, le regard froid du tueur, le regard inquiet en arrière, le regard bas et triste du perdant… La caméra passe de visage en visage, étudiant les yeux de chaque personnage, permettant au silence d’exprimer plus que mille mots.
Le film commence pourtant très mal. La première partie de ce triptyque introduit, à grand renfort de mitraillettes et d’hémoglobine, une guerre entre mafieux de la Cosa Nostra. Le tableau, pas franchement fin, semble être un reste réchauffé de l’oeuvre mythique de Coppola. Fastidieuse, la première demi-heure nous assomme en multipliant les personnages au patronyme italien et les situations déjà vues. Le montage, au rythme rapide, passe d’un meurtre à l’autre et échoue, pourtant, à nous impliquer réellement. Tommaso Buscetta, homme de main influent sentant le massacre arriver, fuit au Brésil avec sa famille mais est rapidement attrapé par l’armée et renvoyé dans sa patrie. Forcé de collaborer pour le bien des siens, il livre au juge Falcone tous les secrets de son organisation.
Enfermée dans le palais de justice, aux côtés de Buscetta, la caméra se révèle moins excitée que dans la première partie. Le regard du cinéaste, et ainsi du spectateur, délaisse la violence pour se poser sur l’être humain, cet homme gris, moralement ambigu, salaud auquel on s’attache, sans doute un peu malgré nous. Celui-ci est jeté dans la fausse aux lions : face à l’État, acculé dans une cage de verre, hué par les détenus qui le haïssent derrière les barreaux de leur cellule. La longue scène de procès que constitue la seconde partie du film confirme le talent de Bellocchio pour créer de la tension en travaillant uniquement les regards et les mots. Les mitraillettes sont rangées au placard, et ce sont les répliques qui pleuvent, les yeux qui fusillent.
Tommaso Buscetta, ni héros, ni monstre, simplement humain, revendique son appartenance à l’ancienne Cosa Nostra, celle qui avait encore des valeurs, pas celle qui s’enrichie sur le trafic d’héroïne et le meurtre d’innocents. Son humanité est encore accentuée dans le derniers tiers du film, touchant, où la famille Buscetta, exilée aux États-Unis, doit s’accoutumer à la simplicité. Une dernière fois, l’homme, maintenant vieux et malade, doit faire face à la justice et confronter ses rivaux, les assassins de ses propres fils.
L’oeuvre de Marco Bellocchio, repartie bredouille de Cannes, demande à son spectateur investissement et patience, certes, mais le récompense, finalement, par un portrait de la mafia humain et démystifié aux allures de documentaire, l’un des plus beaux qui soit.