Le cinéma italien n'est pas mort, disions nous à propos du brillant "Martin Eden" du jeune cinéaste Pietro Marcello. Eh bien, c'est le vétéran Marco Bellocchio qui en fait une démonstration éblouissante avec Le Traitre. Chef d'oeuvre. Comme le double noir d'un autre incontestable chef d'oeuvre, Le Parrain. La version sale d'une version chic. Car, reconnaissons le: nous les aimions, les Brando, Pacino, Cazale, Duvall, Caan.... Ce n'était peut être pas des gens très recommandable, mais nous ne pouvions nous empêcher de les trouver sympathiques. Même la scène la plus dure de la série, celle ou un frère décide de l'exécution de son frère, elle était dure, mais belle. Dans le Traitre, rien n'est beau, et personne n'est sympathique. On nous montre des brutes, vulgaires, stupides.... Et je voudrais tout de suite saluer l'extraordinaire performance de Nicola Cali, qui interprète Toto Riina. Visage de paysan madré et inculte, dès sa première et fugace apparition sur l'écran, il nous terrifie. On le sait, il n'aimait pas l'argent; contrairement à d'autres, Riina ne recherchait ni les vacances dans des îles paradisiaques, ni la compagnie de jolies filles. Il vivait modestement. Ce qu'il aimait, c'était le pouvoir. Le pouvoir indicible de vie et de mort sur les autres...
Au contraire de son second, Pippo Calo (Fabrizio Ferracane), la face la plus distinguée, la plus montrable de Cosa Nostra...
Tout est sale, tout est moche, les meurtres qu'on nous montre -dans la réalité ils se comptaient par centaines-, celui du juge Giovanni Falcone en particulier, dans une explosion de boue et de terre. Et le juge (Fausto Russo Alesi) est, d'ailleurs, le seul qui soit beau; qui ait un visage noble; presque celui d'un saint, avec sa barbe bien taillée, lui qui est allé au devant d'une mort probable pour accomplir son devoir.
Une chose très intéressante dans ce film, c'est que la personnalité de Tommaso Buscetta (Pierfrancesco Favino) restera opaque. Pourquoi s'est il décidé à parler, lui qui avait tout fait pour éviter son extradition? Parce qu'on a tué ses deux fils aînés, sans doute, d'autant plus qu'il se sent responsable, coupable même, sans doute de les avoir mal élevés -l'un d'eux est déjà un drogué pitoyable-, et puis de les avoir laissés avec leur mère lorsqu'il est parti se planquer au Brésil, alors qu'il emmenait tout le reste de sa (nombreuse) progéniture. Mais aussi, pour affirmer à la face du monde sa "dignité": non, cent fois non, il n'est pas un "repenti" oui, il est resté un homme d'honneur! ce sont les autres qui ont changé. Cosa Nostra défendait les pauvres contre les riches; Cosa Nostra ne s'en prenait ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux prêtres.... Dans quel mesure croit il à ce discours? Dans quelle mesure s'abuse t-il lui même? On ne le saura pas. Ce qui semble évident, c'est qu'il a changé; que sa longue confrontation avec Falcone l'a sans doute, changé. Qu'il soit revenu au péril de sa vie, alors qu'il vivait sous protection (et de nombreux déplacements, un jour, Salem, le lendemain, le Colorado...) aux Etats Unis pour témoigner aux procès de Riina puis de Giovanni Andreotti le montre.
Le début du film est joli comme du Visconti; c'est la grande fête de réconciliation de la mafia palermitaine et de celle de Corleone, avec femmes décolletées et bijoutées et enfants. On boit, on danse, on farandole, on fait la photo de famille sous l'oeil bienveillant d'une grande vierge de plâtre vivement coloré. Le massacre pourra commencer le lendemain.... A part ce début sicilien, le film se passera surtout dans des bureaux, des prisons où les repentis sont plutôt choyés, des prétoires... Au procès, les brutes sont comme des animaux en cage, vociférant, coupant la parole aux témoins, se livrant à toutes sortes de parodies, strip-tease, crises d'épilepsie.... ou citation de Michel Butor! Les juges, dans leurs élégants rabats à dentelle, ont du mal à faire régner l'ordre dans cette ménagerie. Et quand un autre repenti, Totuccio Contorno (Luigi Lo Cascio), vient témoigner, les avocats de la défense aussi participent au cirque: il ne parle que le sicilien! on ne comprend rien! qu'il parle italien, enfin, on est à Rome....
La troisième femme de Buscetta (Maria Fernanda Candido) est bien belle, mais plus toute jeune. Comment se fait il qu'on ne l'ait jamais vue à l'écran?
Bref, ce chef d'oeuvre est à voir absolument. Les deux heures trente passent comme un rêve, tant on est pris par l'action de ce polar -qui est une histoire vraie. Et naturellement, c'est magnifiquement filmé....