J’aime ce film sans réserves.. Adjugé, vendu: c’est mon film préféré de 2019.
Le Traître retrace, à partir de la fin des années 1970, la vie (et surtout le parcours judiciaire) de Thomaso Buscetta, un ancien homme de main de la mafia, qui, arrêté au Brésil au début des années 1980, choisit de collaborer avec la justice. Il livre au juge Falcone un nombre impressionnant de témoignages, qui permettent l’arrestation et l’emprisonnement de plus de 300 membres de la “Casa Nostra”.
Disons le dès le début: fan de cinéma, oui, mais pas spécialement de films de mafia. J’ai vu et aimé Le Parrain, mais je n’ai pas toute la filmographie sur le milieu en tête quand j’écris ces lignes.
Commençons par le scénario. Le film alterne en gros des passages narratifs assez rapides (la vie au Brésil, l’arrestation, la vie de repenti), et des “scènes” assez longues (plus de 15 minutes), qui contiennent l’essentiel de la substance du film. La première de ces scènes est une scène de fête (jusque là, on connaît, un topos des films de mafia, Le Parrain démarre sur un mariage), qui se termine sur une photo de groupe. Rien n’est gratuit dans le scénario; et on va évidemment retrouver cette photo plus tard lors du procès. C’est surtout l’occasion d’une exposition magistrale. Les personnages sont figés, comme peints, pendant plusieurs longues secondes. La caméra regarde chacun d’eux dans une série de flash. Chacun se voit tirer le portrait, alors qu’il s’agit d’une photo de groupe. Au centre, Tomaso Buscetta retient la lumière avec son costume croisé blanc. C’est un portrait de cour.
La mise en scène n’est pas subtile. Elle est assez “démonstrative”, ajoute des effets de pathos et de lyrisme. Pourtant, ce n’est pas un étalage de mauvais goût. Le clair-obscur de la première scène en est un bon exemple. Il y également une musique extrêmement présente, pendant toute la première partie notamment, avant l’arrestation de Buscetta. Cette musique, elle est soit orchestrale, lancinante, très attendue dans un film de mafia. Soit c’est encore plus attendu, c’est une chanson italienne, romantique, à la guitare, une chanson d’amour qui accompagne une scène de violence (l’arrestation de Buscetta, notamment, et la scène de l’hélicoptère). Il y a donc beaucoup de citations de films sur le milieu dans le film, du “déjà vu” et du “déjà ressenti”. Pourtant Bellochio réussit le tour de force de montrer du nouveau sur la mafia. Il met à jour son imagerie. La scène de l’hélicoptère en est un parfait exemple. Buscetta est dans un hélicoptère, défiguré par les interrogatoires. En face, un autre hélicoptère, dans lequel la police lui montre que la vie de sa femme est suspendue à ses aveux. Elle le regarde, stoïque. Bien sûr cette scène est totalement imaginaire, fantastique. Elle ajoute une dimension opératique au film. Elle sert également à montrer l’héroïsme du personnage principal. Buscetta est un traître aux yeux de la mafia, mais c’est un traître par choix, et non par lâcheté. Il le dit et le répète pendant tout le film: c’est un homme de valeur, et ce sont les membres de la Casa Nostra qui sont les traîtres.
Les images les plus fortes du film, néanmoins, sont celles de l’audience. Je pense que là, véritablement, le film produit une nouvelle imagerie du film de mafia. Ce sont des scènes longues, des scènes de foules (il y a peut-être 200 personnes dans cette salle). Et pourtant, chaque personnage est à sa place, l’espace est géré à la perfection par la caméra. On entre vraiment dans le vif du sujet, qui est la confrontation. Les personnages s’adressent les uns aux autres mais toujours le regard braqué sur un dos, ou un juge. Peu de films traitent aussi bien le rapport de la voix et du corps. Le repenti parle en s’adressant au juge. Derrière lui, ceux qu’ils livrent sont dans des cages, ils l’insultent, ils font toute sorte de gestes. Ce sont des dialogues dos tournés. La scène la plus mémorable est certainement celle de la confrontation entre les deux anciens amis, une amitié niée, et pourtant impossible à nier. La tension qui accompagne ce dialogue extrêmement réaliste est à couper au couteau. Un silence total s’installe dans cette salle pourtant bondée. L’échange est tendu, maladroit, agressif: on a un effet de réel qui est stupéfiant. Et pourtant, bien sûr, c’est dialogué et joué à la perfection. Les acteurs sont exceptionnels, et je pense notamment à l’acteur principal, Pierfrancesco Favino, pour qui c’est clairement le rôle de sa vie.
C’est enfin un vrai film sur l’Italie, et sur la Sicile. Il n’est pas question ni de grappes d’ail ni d’huile d’olive (ce qui est un peu la tendance du Parrain de mémoire).Aucun plan sur de la nourriture italienne, ce qui permet d’éviter pas mal de clichés. Pourtant, les protagonistes sont bien italiens. Dans toutes les scènes, au premier, deuxième, troisième plan, il y a un ou plusieurs Italiens qui font des gestes, et des gestes, et des gestes. Le deuxième repenti est un petit homme fin, qui ne tient pas en place. Il ne peut pas s’exprimer autrement qu’avec un sicilien extrêmement précipité, et veut se lever pour aller répondre à toutes les insultes qui fusent dans la salle. Siciliano vero, comme le chante en guise de menace Pippo Calo.
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