Quelle année ! Après une année 2018 assez terne en cinéma, 2019 enchaîne les grands films. Il n’y a qu’à comparer les deux éditions cannoises. Là où la sélection 2018 n’avait rien de bien passionnant (à part une nouvelle fois les Asiatiques avec Kore-Eda et son ‘’Affaire de famille’’ et Lee Chang-dong et son ‘’Burning’’), la sélection 2019 était riche en films de qualités. Une année qui fait la part belle au cinéma de genre. Car deux des meilleurs films de la compétitions : la palme ‘’Parasite’’ et ‘’Le traître’’ s’apparentent tous les deux à deux types de polar différents : là où le premier s’apparente au thriller horrifique, le second est un pur film de gangster et de procès. On ne peut que se réjouir de voir de grands metteurs en scène faire triompher le cinéma de genre en 2019. mais qu’en est-il donc de ce traître ?
L’action se passe d’abord à Parme au début des années 80. la Cosa Nostra règne en maître. Mais au sein de celle-ci, une famille, les Corléonais va réussir à s’imposer et fait alors massacrer ses opposants. Tommaso Buscetta, membre de cette mafia, accepte de livrer les grands noms qui dominent Cosa Nostra à l’incorruptible juge Falcone pour protéger sa famille.
Ça commence en effet comme un grand film de gangsters avec les codes que l’on connaît. Mais cette partie là, Bellochio semble vouloir vite l’évacuer pour se concentrer uniquement sur son personnage principal. De fait, cela explique l’irruption quasi-immédiate dans le film de la violence. Le début du film, c’est un ‘’Parrain’’ en bien plus rapide, en bien plus expédié. Tout s’ouvre d’abord sur une scène de fête où tous les mafieux sont réunis. Beaucoup de personnages peuplent ce film, mais peu importe : Bellochio par la suite, en conteur hors pair ne perdra jamais le spectateur dans ce dédale pourtant très complexe d’intrigues, de manigances et de machinations. Bien entendu, comme dans tous les films de gangsters, cette fête est illusoire et ne peut cacher plus longtemps les terribles actes de cette organisation. La violence va très vite nous engloutir avec une série de séquences aussi dures que virtuoses. Le boss de Parme décide de faire assassiner tout ceux qui peuvent le gêner. Là encore, cette série de scènes (qui d’habitude a lieu plus tard dans ce genre de films) arrive de façon fracassante au début du film. Mais la violence extrême de ces moments est décuplée via une simple mais efficace idée de réalisation : un compteur de secondes qui n’apparaît ‘’que’’ pendant les meurtres. Dès lors, le spectateur redoute l’apparition de ce compteur car Bellochio filme de manière crû ces meurtres. Cela ne l’empêche pas de sublimer sa mise en scène à travers de beaux clairs obscurs. Après ces meurtres, la tension très vite amené, ne faiblit pas. Buscetta fuit au Brésil mais est retrouvé et extradé.
Commence alors, de retour en Italie la deuxième partie du film. On serait tenter d’y voir une quête rédemptrice : Buscetta va grimper dans notre estime à mesure que l’on découvre la pourriture qu’il dénonce. Mais, on le verra, le mot rédemption et même le terme de repenti ne sont pas pertinents pour dresser le profil de Buscetta. La décadence est toujours au coeur de cette deuxième partie, plus bavarde. Bellochio dresse une brochette de gangsters qui n’ont plus rien à voir avec les personnages victimes du destin dans ‘’Le Parrain’’ : il n’y a plus chez les accusés cette ‘’grandeur’’ dans la saloperie que l’on pouvait trouver chez d’autres gangsters. Non, Bellochio se dirige volontiers vers la commedia dell’arte et la bouffonnerie italienne pour décrire toute la vulgarité de ce monde débauché qui se croit au dessus des lois. Ce qui ne l’empêche pas paradoxalement d’adopter par moment une élégance toute viscontienne (période ‘’Les damnés’’) pour montrer qu’une page se tourne dans un milieu en pleine décadence dégénérescente. Une partie plus bavarde certes mais totalement incarnée et qui ne s’éloigne pas de l’extrême violence qui semble dorénavant permanente. Les meurtres qui peuplent cette deuxième partie sont plus rares : la terreur inspirée par leur représentation n’en est que plus amplifié.
Entre l’explosion de la voiture de Falcone (vertigineuse scène où la caméra reste à l’intérieur de la voiture) et les horribles scènes de strangulation des fils de Buscetta, la violence semble aussi être dans la rue. Une rue où le peuple manifeste pour défendre les condamnés qui leur offrent du travail (on peut lire sur une pancarte : ‘’mafia = travail’’).
Mais le milieu mafieux sert souvent de prétexte pour sonder la noirceur de la nature humaine. Des films où un homme comme tout le monde devient un monstre de pouvoir, ça on connaît. A l’inverse, des films sur la rédemption d’un homme qui au départ était malfaisant, ça aussi, on en a vu. Non, le brio de Bellochio s’illustre à travers le portrait de Buscetta qui non seulement n’est pas manichéen, mais en plus, dépasse même la question du bien et du mal. Bien entendu, il y a un héros dans le film (pas au sens de personnage principal) : Falcone.
Grande figure de la justice, incorruptible, Falcone deviendra un martyre dont la mort décuplera la volonté de Buscetta de dénoncer les membres de Cosa Nostra
. Et des ‘’méchants’’ aussi, il y en a. Dans la grande tradition des films de procès sur la mafia, les accusés sont des êtres détestables, que Bellochio déshumanise en les comparant à des tigres blancs, puis à des hyènes (qui se rient de la justice). Mais ces protagonistes, aussi intéressant soient-ils, on les a déjà vu. Pas Buscetta, personnage passionnant qu’on a finalement assez peu croisé au cinéma. Il y a la première vision, classique que peut avoir le spectateur sur cet homme. Buscetta semble dans un premier temps dénoncer des membres désormais incontrôlable pour protéger sa famille. Ce simple sentiment suffit en partie à sauver le personnage,
lequel tiendra difficilement le choc en apprenant les circonstances exactes et épouvantables de la mort de ses deux fils (le personnage est aussi rongé par la culpabilité de ne pas avoir forcer ses deux fils à l’accompagner au Brésil)
. Il y a la deuxième vision, toujours assez répandu dans ce type de film. Il s’agit ainsi d’explorer les liens très forts qui peuvent exister entre le justicier et le gangster. Cette question a déjà offert pleins de films (en vrac ‘’Heat’’ de Michael Mann ou encore ‘’American Gangster’’ de Ridley Scott). Si Bellochio n’en fait pas le coeur de son film, la relation Buscetta/ Falcone est bel et bien explorée. Ceux sont deux être opiniâtres, qui savent à quoi ils s’attaquent. Deux hommes qui finissent par s’estimer et se respecter, tant ils sont peut-être les derniers hommes d’honneur qui peuplent ce film. Deux hommes enfin qui, s’ils risquent leur vie, compte bien mourir tranquillement et paisiblement dans leur lit
(la vie a ceci de romanesque que les bons ne triomphent pas toujours et que les moins bons peuvent survivre : c’est ce qui se passera, Falcone périra rapidement tandis que Buscetta s’éteindra calmement)
. Mais à cette vision vient s’ajouter une troisième vision du personnage (oui, Buscetta est probablement l’un des protagonistes les plus intéressant que le cinéma nous ait offert en 2019). cette vision nous empêche d’avoir une opinion définitive sur cet homme. Certes, le personnage devient un héros en brisant l’omerta. Certes, Bellochio nous le rend sympathique. Mais au fond, quelles sont ses intentions réelles ? La réponse, Bellochio nous la délivre au détour d’un dialogue entre Buscetta et Falcone. Buscetta ne se prend pas pour un traître. Se considérant lui-même comme un simple soldat, Buscetta s’en prend à ceux qui, selon lui ont vraiment trahi Cosa Nostra. Dès lors, le personnage, pourtant très humain prend une dimension quasi-mythique. Tel Némésis, Buscetta s’attaque à ses supérieurs et dénonce leur hybris et leur démesure. C’est la raison pour laquelle il se refuse le titre de repenti : pour lui, ceux ne sont pas les hommes comme Falcone qui sont responsables du déclin de Cosa Nostra, mais bien les leaders actuels de celle-ci, opportunistes et assoiffés de pouvoir. Si, sur le fond, Falcone a raison quand il dit que la bonne mafia n’existe pas, Buscetta défend l’idée d’une Cosa Nostra unie, ou chacun doit se mettre au service de cette organisation. Organisation qui ne doit pas servir de tremplin à des fous furieux pour accéder au pouvoir. Parmi ses adversaires, on trouve notamment Toto Riina (dit ‘’le fauve’’), homme sans foi ni loi, trahissant et assassinant à tout va.
Le plan final à lui seul montre bien que Buscetta n’est rien d’autre que l’incarnation d’une mafia ‘’à l’ancienne’’, qui avec l’arrivée au pouvoir des Corléonais est enclin à disparaître. ‘’Cosa Nostra est patiente’’ dit Buscetta dans le film. Quand Buscetta, des décennies plus tard parvient à abattre l’homme qu’on lui avait ordonné d’abattre lors de sa jeunesse,
le spectateur comprend définitivement que Buscetta est Cosa Nostra. A ce titre, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre Buscetta et l’oncle Teng, personnage présent dans le magistral diptyque ‘’Election’’ de Johnnie To, sur les triades hong-kongaises. Les deux hommes se dévouent tout entier à la cause de leur organisation mafieuse et détestent par dessus tout voir émerger une quelconque individualité au sein de la mafia. Deux ‘’idéalistes’’ de la mafia qui ne pourront finalement rien pour empêcher des monstres de pouvoir d’occuper les plus hautes places et trahirent tous leurs idéaux. Leur échec à maintenir un semblant de noblesse dans leur organisation respective (
Buscetta va vivre aux Etats-Unis tandis que Teng est assassiné par un assoiffé du pouvoir
) lient indirectement dans ce qu’ils décrivent ‘’Election’’ et ‘’Le traître’’ : le chant du cygne d’un pouvoir mafieux, trop déchiré en son sein pour durer. C’est bien connu, une mafia a plus tendance à se détruire de l’intérieur que de l’extérieur. En ce sens, Buscetta est l’un des derniers romantiques de Cosa Nostra face à une bande de dégénérés.
‘’Les traîtres’’ aurait donc été un titre plus approprié que ‘’Le traître’’ tant les responsables de Cosa Nostra et leur comportement sont bien ceux qui ont causé la ruine de Cosa Nostra. Bellochio réalise un film qui n’a pas à rougir de Coppola ni de Visconti. On peut se demander comment le Jury de Cannes a-t-il pu oublier le film. Lequel aurait mérité n’importe quel prix (un palmarès avec ‘’Parasite’’ comme Palme et ‘’Le traître’’ comme Grand Prix aurait eu bien plus de gueule).