Pourtant, Dieu sait s'il faisait figure de non-événement quelques semaines avant sa sortie. Scénario réécrit à de nombreuses reprises, Todd Phillips semblant avoir été choisi presque au hasard et très curieusement au vu de son parcours, une dernière apparition peu convaincante du personnage dans le désastreux « Suicide Squad » et des productions DC en général d'un intérêt très limité ces dernières années... Il n'y avait bien que la présence de Joaquin Phoenix pour conserver un mince espoir, tant on sait celui-ci rigoureux dans ses choix de carrière. Et puis, une bande-annonce, où presque tout le monde a compris que nous serions loin du format habituel, un Lion d'or à la Mostra de Venise, une première pour un film de « super-héros » : l'Histoire était en marche, avec un triomphe aussi bien commercial qu'artistique impressionnant. J'ai même presque envie d'écrire : comme un tel projet a t-il pu être finalisé à une époque aussi consensuelle, sans la moindre audace ni ambition, où l'on se contente si souvent de faire (proprement) le job, avec une recette que l'on se refile de titre en titre : beaucoup d'effets spéciaux, un peu d'humour, un scénario convenable mais vite oublié tant il manque d'envergure... Ici, pas de cinéma « pop-corn » : une œuvre, une vraie, où son réalisateur fait preuve d'une personnalité devenue rarissime aujourd'hui, porté par un scénario brillant, prenant avec pas mal d'audace ses distances avec l'univers DC pour réécrire le récit de ce méchant flamboyant, tout en l'entourant d'une nouvelle mythologie et, surtout, d'enjeux on ne peut plus modernes. Car « Joker » n'est pas un film de super-héros : c'est un brûlot social. J'exagère un peu, mais à peine. On nous parle du monde dans lequel nous vivons, des souffrances auxquelles sont confrontées nombre de personnes : violence, solitude, isolement, humiliation... Presque aucun humour, juste un constat envoyé en pleine figure, où la folie du « méchant » est justifié à chaque instant, scène après scène, au point de ne même pas avoir envie de le juger. Et c'est à mon sens l'une des très grandes réussites du film :
de quel droit pourrait-on juger Arthur Fleck ? Certes, il sombre dans la folie meurtrière, mais pourquoi aurait-il dû rester dans sa situation initiale ? Il n'était rien, il devient l'incarnation des opprimés, des anonymes, certes à l'issue d'un déferlement de violence, mais pas beaucoup plus que celle de l'indifférence générale dans laquelle est plongée une grande partie de la population, où l'on taille au passage volontiers dans tous les budgets sociaux possibles (cela vous rappelle quelque chose?)
. Après, n'allez surtout pas croire qu'il s'agit « seulement » de faire un portrait au vitriol de notre société : c'est un « Film noir » parfois sous influence scorsesienne (comment ne pas penser à « La Valse des pantins », renforcé par la présence au casting du grand Robert De Niro?), un thriller sombre et intense, renforcé en cela par les choix très forts de Phillips derrière la caméra : photographie sinistre, lumière blafarde, décors déprimants... Ceux à l'écriture le sont tout autant, prenant un malin plaisir à déconstruire le mythe Batman, chargeant notamment violemment son
paternel
et n'offrant réellement aucun personnage « repère », celui auquel nous nous identifions le plus restant de loin... Arthur Fleck. Sans grande surprise, Joaquin Phoenix lui donne toute sa puissance dramatique, donnant à cette transformation physique et mentale une dimension quasi-shakesparienne, le maquillage presque grossier imaginé ici renforçant notre fascination pour cet anti-héros, bien entouré par de nombreux seconds rôles tous écrits avec beaucoup de rigueur, notamment ce présentateur incarné par un De Niro retrouvé. Sans oublier de nombreuses scènes magistrales, que ce soit à travers la thématique des escaliers, ou encore cet aspect « Docteur Jekyll et M. Hyde » quant au comportement du rôle-titre s'il vient à avoir son maquillage ou pas... Il y a bien quelques étrangetés dans le scénario
(c'est fou ce qu'on rentre facilement dans les soirées privées)
ou choix discutables
(terminer sur cette fin « cartoonesque », je peux vaguement comprendre l'idée, mais ce final apocalyptique avait à mon sens autrement plus de gueule)
, ayant par ailleurs eu le malheur d'en savoir un peu trop avant de pénétrer dans les salles obscures pour que la surprise soit totale. N'empêche, quelle claque. Moi qui étais presque au désespoir de revoir un jour un film DC (ou Marvel!) digne de ce nom, se faire sortir de sa torpeur avec autant de meastria, ça fait du bien. J'en suis sorti secoué, mais conquis : au cas où vous auriez encore eu un doute, et aussi impensable cela pouvait-il sembler il y a encore quelques mois, « Joker », c'est LE film événement de cette fin d'année : de quoi nous redonner... le sourire, aussi inquiétant soit-il.