Dans le contexte actuel, Joker est une anomalie. Il ne bénéficie pas d'un gros budget et se concentre sur l'une des figures majeures de la pop culture. Les deux pieds dans l'univers Comics et pourtant détaché du DCEU mis en place en 2013. Il n'a pas l'ambition de fracasser le Box Office et est pourtant un risque (artistique et commercial). Une anomalie, je vous dis. En même temps, quoi de plus normal puisqu'on parle du Joker. Ironiquement, le film de Todd Phillips est presque le dernier espoir pour un genre menacé par l'indigence. L'équation fut donc simple : réduire les dépenses, acquérir plus de liberté et y aller au culot. Et il fallait au moins ça pour se mesurer à l'icône, immortalisée à l'écran par Jack Nicholson et Heath Ledger.
Deux influences majeures : le roman graphique Killing Joke d'Alan Moore (contant les origines du clown prince du crime) et le cinéma Scorsesien fin des années 70/début 80. Deux balises maousses que le film ne perd jamais de vue. On retrouve le feuillage psychologique de Moore, le tronc désenchanté de La Valse des pantins sous l'écorce urbaine et poisseuse de Taxi Driver. Le climat de rêve pour ciseler le portrait du Joker sous un angle inédit au cinéma : l'émotion. Loin de se livrer à l'éloge morbide d'un joueur psychotique, le long-métrage veut susciter l'empathie pour Arthur Fleck afin de rendre sa chute tristement glaçante (Jolie référence directe au Dark Knight Returns de Frank Miller).
Philips y va franco, alors mettons les pieds dans le plat : le cinéaste n'a ni le génie d'un Scorsese ni la profondeur d'un Moore. Pas de vraie fulgurance sur la mise en scène (beaucoup de caméras à l'épaule pas folichonnes), et pas mal d'éléments scénaristiques repris stricto-sensu de The King of Comedy. La frontière entre hommage et pillage est poreuse, Joker n'essayant jamais de s'affranchir de cette influence, elle joue immanquablement contre lui. Oubliez le titre, vous l'avez déjà vue cette histoire - ses thèmes, sa symbolique - depuis 40 ans. Et ça n'a rien de péremptoire, juste une remise à plat qui me semble opportune alors que le long-métrage cumule les éloges depuis la Mostra de Venise. Surtout que le coup dans le rétro n'a franchement pas grand intérêt. Officiellement située dans la décennie eighties, cette relecture reprend avant tout l'esthétique des seventies. L'autre problème - de taille, également - résulte du même problème d'approche : Arthur Fleck.
Non, n'allez pas croire que Joaquin Phoenix passe à côté du rôle. Pas du tout, le comédien est totalement crédible quelle que soit l'émotion qu'il veut faire partager. Sa réussite est doublement exemplaire puisque le script n'est pas des plus fins avec le personnage. D'entrée de jeu, on fait de Fleck un perturbé, donc peut-on parler d'évolution si le clown malade devient un peu plus maboul à la fin ? C'est hautement discutable. Une erreur scénaristique qui aurait pu être rattrapée avec une mise en scène jouant subtilement sur la retenue ou l'ambivalence, pavant la route pour un croisement soudain. Todd Philips ne joue cette carte là que dans sa dernière partie (forte) ou au gré d'une poétique rencontre entre Fleck et son futur adversaire. Est-ce que ça empêche néanmoins la proposition de toucher juste ? En dépit de ces marqueurs écrasants, de ses redîtes empotées, la réponse est non.
Symboliquement, le film prend le parti de ne pas trancher sur les évènements qui se déchaînent au dehors. D'aucuns pourraient lire cela comme de la lâcheté, je ne le vois pas ainsi. Avant de s'échapper du commun des mortels, le personnage principal est le symptôme d'une époque malade. Pris en étau entre deux mondes voisins pourtant étrangers, le Joker en devenir subit la rage qui couve entre les nécessiteux et les possédants. Aux problèmes de communication et de compréhension, Fleck répond par un rire pathologique dont le sens devient de moins en moins certain. Jusqu'à devenir le cri de guerre dans une lutte contre tous, l'homme cessant d'être (comme ses origines) pour devenir un symbole mensonger dans un sens comme dans l'autre. Une vaste blague. Qui a malheureusement mis dans le mille.
Dans une autre configuration, Joker n'aurait jamais fait l'évènement. C'est parce que le genre ne joue plus que la sécurité que la proposition de Philips génère un tel engouement. On palabre sur sa dimension politique et on loue sa prétendue subversion. Derrière la fausse impression de fraicheur, les arômes sont largement familiers et la mise en images on ne peut plus classique. En faire une œuvre politique (plutôt pertinente, d'ailleurs) ne suffit pas à renverser le jeu. Tout au plus, le long-métrage pourra relancer la partie et permettre l'émergence de projets plus "difficiles". Puis, impossible de dénier le cœur mis à l'ouvrage, avec un acteur principal magnifique, une très belle photographie ainsi qu'une bande-originale inspirée. On ne va donc pas s'en priver, et plutôt l'en féliciter.