Cette critique repose sur des éléments clés du film.
DC Comics au cinéma, c'est quoi? Des grands films d'il y a dix ans, et la veine tentative bientôt rebootée de lancer un univers partagé façon Marvel. S'il s'était cassé la gueule à de multiples reprises sur les films phares du WODC, il fallait bien le sauver par un biais inattendu. C'est à Todd Phillips, réalisateur relativement mauvais de comédies tout aussi désastreuses, qu'incombait le rôle de messie providentiel; proposant lui-même le projet aux producteurs, il créait une surprise générale en annonçant, du coup, la venue de cette origin-story indépendante de toute histoire déjà narrée.
J'étais heureux quand il déclarait que Joaquin Phoenix camperait son rôle principal, surpris quand il apprenait aux spectateurs que De Niro le rejoignait dans le second rôle le plus important, et amusait alors que se lançaient, dès la première semaine suivant l'annonce, les inévitables combats d'interprètes et d'égos de ces fans extrêmes qui enterraient déjà son Joker, proférant des critiques avant même le début du tournage sur l'intérêt de donner une origine à un personnage qui n'en a pas (ils n'ont, vraisemblablement, rien lu et vu seulement The Dark Knight).
Expliquer la folie de l'un des plus grands méchants de la culture populaire, c'est le défi que se sont lancés Phillips ainsi qu'un autre scénariste, Scott Silver, qui n'avait rien écrit depuis le joli Fighter en 2010, et la réussite 8 Mile de 2002 (également présent sur le décevant The Finest Hours de Craig Gillepsie). Très réaliste d'un point de vue clinique, il part du postulat de normaliser la maladie dans une société encore plus anormale que ce personnage dingue, aliéné qui la traverse à l'image d'un zombie, en déambulant d'un point A à un point B sans jamais vraiment vivre.
Les seuls moments où il fait quelque chose de marquant durant ses journées, c'est quand il se fait tabasser puis cours/quand il cours puis se fait tabasser (parfaite gestuelle désarticulée de Phoenix, qui innove en terme d'acting jusqu'à sa manière de se déplacer); des séquences d'une extrême violence, lourdes de sens et de pistes d'interprétation du mal qui gangrène la société, et ouvre surtout le film sur un magnifique titre à mi-chemin entre le grandiose de Tarantino et la sombreur de Scorcese.
De Scorcese, ce film s'inspire énormément; il reprend, rend hommage et cite les références du Nouvel Hollywood, de Brian de Palma à Coppola, et le fait de bien jolie manière. Autour des thématiques qu'il traite, déjà : bien plus axée sur Scorcese, sa réflexion sociale n'est pas sans rappeler la virulence d'un certain Taxi Driver, que le public aura souvent évoqué en parlant du Joker. La comparaison est inratable : Joker, c'est un peu ce qui se serait passé dans Taxi Driver si Phillips l'avait fait. Résultat? Il a fait son propre Taxi Driver, et il s'appelle Joker.
Là où Scorcese et Paul Schrader montraient la lente déchéance d'un homme dévoré par sa solitude et ses vices, Joker part dans une autre situation tout aussi extrême en nous offrant la découverte d'Arthur Fleck, malade mental atteint d'une pathologie neurologique qui l'oblige à rire quand il est anxieux. L'idée est géniale : expliquer le rire mythique de son personnage phare de manière réaliste en faisant, détail qui tue, un lien en clin d'oeil avec les cartes de visite du Joker tenait de l'idée du siècle pour une adaptation de comics. Au moment où les autres ne savent pas comment gérer leurs excès d'action fantastiques et leurs thématiques sociales ancrées dans notre monde qui demandent énormément de réalisme pour exister, Joker aura choisi de suivre la voie du Nouvel Hollywood.
Cela, on le note sur sa manière de poser son cadre, proche des compositions poétiques et parfaitement organisées de Coppola. Phillips a, en peu d'années, trouvé un talent énorme de réalisateur; se pourrait-il qu'à l'instar d'Adryan Lyne avec son Echelle de Jacob, il n'ait fait tous ses films de divertissement pour mener jusqu'à la conclusion choc de ce Joker, point culminant de la vie de toute une ville?
D'autant plus qu'on retrouve des thématiques récurrentes à ses oeuvres, notamment la figure du gars un peu bizarre (le mieux interprété jusqu'ici dans ses films par Zach Galifianakis dans Very Bad Trip) qui devient le centre de l'histoire. A contrario, Arthur devenant le personnage principal ne sera pas le héros de son histoire et conduira inévitablement au chaos dans un monologue sur plateau absolument magnifique, interprété de main de maître par un Phoenix si bien accoutumé du personnage qu'il n'a qu'à danser de dos pour qu'on sache pertinemment qu'il nous livre la meilleure performance actuelle concernant le personnage, tout en étant complémentaire avec les versions déjà proposées par de nombreux autres réalisateurs/auteurs.
On n'aura jamais vu d'acteur jouer la folie de cette manière, être à ce point habité par son personnage que même son regard change, que son rire se désarticule, que ses mouvements se font plus aériens, presque félins. Joker, c'est un animal qu'on ne qualifie jamais, un électron libre que l'on sait imprévisible (il suffit de voir la scène de meurtre au ciseau, où Fleck n'avait pensé qu'au fait de tuer, pas de laisser sortir) et cela fait du bien de suivre un développement psychologique/de personnalité qui ne se sent pas obligé de devoir tout dire pour nous faire comprendre les traits qui le forment.
Cette suggestion de deux heures, gérée de main de maître, sera d'autant plus frappante lorsque Phillips décidera de la couper pour montrer face caméra la violence de son monde décadent, allégorie fantastique de notre société actuelle dans laquelle sont rejetées les personnalités jugées anormales, différentes, uniques, au contraire de ces jeunes hommes fringuants qui se croient tout permis de leur position sociale élevée, jusqu'à tabasser à de multiples reprises un pauvre homme étrange, malade, seul.
C'est là que le film réussit le plus son coup de poker : rien qu'à la manière qu'il avait d'être écrit, il était prévisible qu'il serait terriblement bon. Aboutit de bout en bout, il dépasse sa condition de film noir extrêmement pessimiste pour livrer une réflexion en parallèle sur la nature du Joker et de Batman : si dans les comics/films le Batman crée volontairement ou non le Joker (cela dépend des versions), c'est ici du Joker que vient Batman, et cela au travers d'une scène magnifiquement filmée et portée par une bande-son absolument impérieuse, présente dans tout le film à des moments propices, sans jamais être tire-larmes ou trop badass.
Visuellement magnifique, on ne sait plus où regarder : la photographie, la colorimétrie, la gestion des lumières, des ombres, avec ces sublimes scènes en intérieur décuplant la force des autres extérieures, particulièrement quand Fleck se retrouve dans le métro, élément essentiel à l'évolution d'un personnage fascinant et interprété de façon magistrale, interprétation pour laquelle Phoenix aura perdu énormément de poids et changé jusqu'à son regard. Le résultat est saisissant, sa prestation inoubliable.
La manière que Phillips a de choisir ses plans est tout aussi fascinante, que ce soit dans sa manière de les composer que de les cadrer, le tout couplé à son montage magnifique qui gère la tension des scènes avec un professionnalisme énorme (la rencontre entre Phoenix et De Niro est un bonheur de montage). Comme évoqué précédemment, l'écriture et la bande-son viennent soutenir solidement le tout, prouvant pendant plus de deux heures que Joker a fait entrer le genre super-héroïque dans la cour des grands films de l'Histoire du cinéma, et que c'est un divertissement exceptionnel qui change enfin de tout ce qu'on peut voir chaque année de plus médiocre et commercial.
Joker, un film unique à la personnalité démente.