C’est un peu étrange à dire mais malgré tout ce que j’av avais entendu sur ce film, malgré la pluie de critiques élogieuses, malgré (l’excellente) bande annonce de « Joker », je ne savais pas bien dans quoi je mettais les pieds en entrant dans la salle. Et à la sortie, je ne sais pas bien par quoi commencer, vu la densité inouïe du film de Todd Phillips. Alors, une fois n’est pas coutume, je vais commencer par Joachim Phoenix. Je ne vais pas m’appesantir sur les seconds rôles, pourtant excellents et bien incarnés (quel plaisir de revoir Frances Conroy !) parce qu’ils sont totalement écrabouillés, réduits en charpie par Joachim Phoenix. Des grandes performances d’acteurs ou d’actrice, j’en ai déjà vu, des très grandes, j’en ai déjà vu aussi mais des comme celles là, quasiment jamais ! Phoenix est de toutes les scènes, de quasiment tous les plans (il faudrait compter mais j’ai eu l’impression que sur 2h02 de film, il doit être à l’écran, au premier plan, 2h01 au total !), il provoque en nous toutes les émotions contradictoires possibles, parfois même en même temps : il nous émeut, nous révulse, nous bouleverse, nous met mal à l’aise, nous fait rire. C’est une performance hallucinante d’incarner un personnage aussi borderline sans jamais être grotesque, pas une seule seconde. Joachim Phoenix, acteur entier et donnant l’impression d’être toujours un peu borderline lui-même, porte l’interprétation du Joker à des hauteurs qui font presque peur, peur pour lui et sa santé, aussi bien physique que mentale. Amaigri, le regard halluciné juste ce qu’il faut pour mettre mal à l’aise, virtuose dans la violence au point de presque la rendre acceptable, il serait étonnant qu’on sorte d’un rôle comme celui-là sans dommage. J’ai beau tourner le truc dans tous les sens, je ne vois pas comment il pourrait échapper à un Oscar pour ce rôle. Mais s’il n’y avait que cette performance de malade, « Joker » ne serait pas ce qu’il est. Todd Phillips, dont le talent n’avait pas jusqu’ici explosé en pleine lumière, livre une copie sans aucune faute. Tout est parfait dans ce film : la photographie, la lumière, la reconstitution d’un Gotham City ultra violent, le rythme du film qui ne baisse jamais, la musique omniprésente mais super bien utilisée. Il y a multitude de scènes magnifiquement cadrées, filmées exactement sous l’angle qu’il faut, avec la lumière artificielle qu’il faut. Jamais de soleil, jamais de nature (sauf chez les riches) : du béton, de la crasse, des ampoules qui éclairent mal, l’atmosphère du film, ultra pesante, apporte la touche de désespoir qui accompagne Arthur Fleck, son parcours funeste, jusqu’à ce qu’il devienne enfin, dans une scène inoubliable et enfin en pleine lumière, le Joker. Je ne sais pas quoi redire sur le travail de Todd Phillips et de son équipe, son film est prodigieusement tenu et créatif, un zéro faute qui fait plaisir à voir. Son film dure 2h02, ce qui est assez resserré au vu de la densité de son propos, et je suis heureuse de voir qu’il n’a pas cédé à la « rallonge », ce défaut des grands réalisateurs qui aiment tellement ce qu’ils font qu’ils ont du mal à se restreindre et à couper quand il faudrait. Maintenant, la grande question du « Joker » : oui ou non, ce film légitime t-il la violence ? C’est le propos de ses détracteurs. Moi, je réponds « Oui… mais non ! ». Oui, le film est violent, et il met mal à l’aise sur ce point. Il met mal à l’aise car la première scène de violence commise par Arthur est ressentie par le spectateur comme un soulagement, comme Arthur lui-même la ressent, et c’est déstabilisant, c’est perturbant, c’est même flippant. Toute la violence physique et sociale qu’il a eu à subir (et encore, on ne voit pas tout, la découverte par lui-même de ce que fut son enfance est un rebondissement qui vient rebattre les cartes) le pèse, et nous pèse si bien que sa révolte par le meurtre apparait comme une libération, presque une bouffée d’air frais. Filmer ça, faire ressentir cela à son personnage et aux spectateurs, c’est effectivement sujet à réflexion. Le Gotham City de « Joker » fait terriblement penser au New York de « Taxi Driver » : la violence sociale qui génère une violence physique en retour, le décalage insupportable entre des riches ultra riches et des pauvres poussés à bout par un système qui les broie, cette bouffée de violence qui monte, monte et va exploser grâce à Arthur, ou à cause de lui (cela dépend de quel point de vue on se place), tout cela fait sacrément sens dans le monde d’aujourd’hui, non ? Le Gotham City de « Joker », c’est le New York des années 70 ou bien c’est la mégalopole de 2019 ? « Joker » est de fait un film ultra moderne, et ultra pertinent ! Et peut-être même un peu prémonitoire, allez savoir… L’autre thème du film, à mon avis, c’est celui de la différence et de la folie. Pour schématiser un peu : Arthur est différent, mais pas plus violent que la moyenne au départ. C’est la société au sens large qui le fait basculer, exigeant de lui une normalité qu’il ne peut atteindre, des compromis qu’il ne peut faire, lui refusant l’aide médicale et psychologique qui pourrait le garder dans les limites de la vie en société. C’est la violence sociale qui fait de lui un sociopathe. Même s’il y a un terreau favorable, la violence ne pousse que parce que tout le monde l’arrose : sa mère, son patron, cet animateur TV qui le ridiculise, son collègue qui le trahit, ces gens qui s’amusent à le battre dans la rue. Le film de Todd Phillips est-il indulgent avec son personnage sociopathe ? Oui, et oui, c’est dérangeant, et oui, cela pose question, mais le cinéma est aussi là pour cela, pour bousculer, pour poser question, pour susciter le débat. Sinon, on fait un film consensuel et c’est marre… « Joker » n’est pas consensuel, c’est un film qui suscite la réflexion, le débat, la controverse et c’est très bien comme cela, c’est aussi à cela que sert le cinéma, c’est aussi à cela que sert l’Art. Pour conclure, « Joker » mérite amplement le succès qui est le sien. Je ne savais pas à quoi m’attendre en entrant dans la salle. Maintenant je sais que j’y ai vu un très grand film !