Place publique et maux croisés...
Aller au cinéma, c’est aussi accepter une perte. Celle qui à chaque lever de rideau, et à chaque éclat de lumières sur le retour, se cueille pour que nous ne soyons jamais vraiment les mêmes. Se lever du siège, c’est encore abandonner une partie de soi dans la salle de cinéma. Puis aller de l’avant, tracer sa route, faire que cette perte ait un sens. Perdre, c’est briser le mur des apparences. Se dévoiler, écorcher notre écorce, pour y démasquer cette Piel que Habito, ce dénuement tout en fulgurances. Perdre son épiderme pour n’y laisser qu’un être face à soi-même, face à ses sentiments, face à l’écran de sa vie. Car nous allons au cinéma pour voir ce que notre vie n’est pas. Ou plutôt ce que notre vie pourrait être. S’abandonner l’espace de quelques instants à cette vie inconnue, de fantasmes et d’imprévus, puis l’oublier, la mettre de côté et passer à autre chose, cette vie couverte d’avant et d’après. « Comme les chansons qui meurent, aussitôt qu’on les oublie. »
Everybody Knows fait probablement partie de ces films qui sont parfois voués à l’oubli. Un oubli pour se souvenir. Jusqu’à réapparaître un jour, et nous rappeler à nous-mêmes, à ce temps passé et les séquelles qu’on en garde. Oui, le temps détruit tout. Mais, cette perte n’est-elle pas une nécessité ? Puisque dans chaque histoire, dans chaque relation, subsiste un éclat. Celui d’un premier amour, d’initiales gravées dans une pierre, et la poussière de son logis. Un clocher, et le vertige du temps. Puisque Everybody Knows s’ouvre sur cette mécanique du cœur : la vie, cette horloge abîmée par les années, qui pourtant continue de sonner. Tout est là, dans le silence, dans les engrenages rouillés de l’horloge, et dans les battements d’ailes d’un temps en effet papillon.
Et alors que les aiguilles Farhadiennes se calibrent à la seconde près, le temps fonctionne comme un artifice, une tombe que l’on remplirait de terre pour y dissimuler des secrets, des mensonges, des inavoués. Everybody Knows en serait presque un vin à maturation : écraser le raisin et le laisser mûrir, un peu comme une vérité que l’on garderait en soi avant de déguster, de dévoiler, et avant que la rancœur ne contamine la grappe. Et pourtant, todos lo saben. Car le propos de Farhadi n’est pas tant de cultiver le mystère, mais plutôt de l’exposer aux yeux de tous. Lui, et sa « conscience aiguë du passage du temps ». Tout est dans ce compte à rebours ou à venir, dans cette attente du passé, ce postulat simple et évident que nos actes et nos choix agissent sur le temps, comme le passé contamine le présent. Quand frapperas-tu ? Une énigme sans mystère en définitive, puisque nous en sommes constamment la victime, à chaque instant de notre existence.
Au-delà de ce travail d’horloger, et de ces vendanges temporelles, l’œuvre de Farhadi est avant tout une œuvre de « complication », de mise en situation et de basculement, notion qui une fois de plus renvoie inévitablement à la temporalité. Car, de cette souriante exposition sous le signe des amours de jeunesse, la tragédie est bien là, muette, dans ce mouvement, dans cette ébullition incessante qui ne demande qu’à être stoppée. Les verres se rapprochent, les corps aussi, des regards et des rires s’échangent, des baisers et des liens aussi. Tout nous rapproche pour mieux nous éloigner, du mariage à la disparition immédiate de l’innocence, de l’amour, et d’un bonheur qui n’était qu’une illusion.
Fête de trop ? Seulement le verre. Car dans cette maison des illusions, se chassent secrets, et blessures humaines. D’une disparition, seule subsiste une dénaturation par l’imprévu : celle de l’Homme qui se dévoile, se dénude pour mieux survivre à la déflagration. Quitte à désunir des êtres, et rompre le lien familial. Des personnages qui se querellent en faisant resurgir les conflits passés : oui, tout n’est qu’une question de conflit de génération et de gestion du passé. Des personnages piégés dans leur écriture, qui parviennent à s’en libérer par l’épreuve de la torture émotionnelle. Parce que le drame est partout. Même dans l’enchaînement d'événements aussi convenus qu’ils paraissent caricaturaux.
N’empêche que le grotesque de certaines révélations, et les facilités du secret et de la prévision, peuvent parfois faire passer ce drame familial pour un vulgaire épisode des Feux de l’amour, le casting et la réalisation en plus. Et là où les mots du maître de cérémonie côtoyaient les étoiles à l’improviste, ceux de Farhadi choisissent l’artificialité et les facilités du préparé. Et pourtant, même si certains moments se révèlent excessifs et démonstratifs, d’autres touchent au sublime. Des instants parmi tant d’autres, des regards énamourés ou envenimés, et des disputes émotives qui ne fonctionnent que dans cette perte. Pour une révélation qui n’en est pas une, et un prétexte pour des batailles sans fortune.
Tout revient finalement à nettoyer son passé en place publique. Mais les tâches restent. Ou plutôt, elles ont toujours existé. Ce qui nous lie, ce sont ces souvenirs, ce passé de perte et d’amour, de perte dans l’amour et d’amour dans la perte. Car, vieillir, au fond, c’est perdre ce risque, cette intensité, pour n’y voir qu’un refoulement, et une vérité introvertie. Comme une femme au bord de la crise de nerfs, cette mater dolorosa, incarnée avec pathos et larmes d’appui, par la sublime Penelope Cruz, faisant face à son mari dans la vie et
amant perdu sur l’écran
, Javier Bardem, tout aussi impressionnant, si ce n’est plus. Farhadi n’est pas cet hidalgo, Lost In la Mancha. Il capte au contraire, avec intensité (et dans le mélange des genres), ces êtres perdus dans les non-dits, et d’une œuvre solaire, la transforme en un film ténébreux, intimiste et profondément humain ; l’humain avec ses failles, ses blessures, ses imperfections mais aussi sa grâce dans la fragilité.
Laborieux, aucunement. Le digérer. Absolument. Une enquête. A moitié. Etiré. Peut-être. Mais qu’importe. L’évidence est là. Un peu comme dans la vie au final. Une tragédie de chaque instant, qui même lorsqu’elle tourne à vide, se pare d’étreintes brisées par le temps. Ou peut-être me fallait-il les paroles envolées d’un Edouard Baer pour magnifier cette perte, cette lenteur, de vide et de grotesque, qui pourtant me touche autant que je l’oublie. Des Fautes d’amours en êtres nus, Everybody Knows est un métronome, faisant de son basculement, du manque de subtilité en émotionnelle intensité, le parfait équilibre pour la résurgence, au risque de tout perdre. Car toute relation se bâtît sur une prise de risque. Triste constat, qu’au fond, tout sourire cache des pleurs. Un peu comme les moulins de mon cœur. Ou comme le chantait une douce Jeannette, là où sous les promesses d’amour, « s’endormiront toutes les choses qui resteront à dire ».
Me olvidarás, me olvidarás
Se dormirán todas las cosas
Que quedaron por decir se dormirán
Junto a las manillas de un reloj esperarán
Todas las horas que quedaron por vivir, esperarán.