Décevant. La tentative boiteuse d’un chef iranien pour concocter une paëlla made-in-Spain. Asghar Farhadi nous sert un plat très inégal, assez factice, dont la fadeur serait extrême s’il n’était garni d’une brochette d’acteurs talentueux. Peu inspiré, peu travaillé, mêlant de façon maladroite la mécanique du whodunit et les ressorts du mélodrame, « Everybody knows » a des allures de téléfilm bâtard tourné à la va-vite. On subodore que le mélange des genres était censé se faire fluide et dynamique grâce à l’entrée oblique et graduelle dans la socio-psychologie des personnages et de leur environnement (familial, villageois). Cette formule aurait pu d’ailleurs fonctionner : un enlèvement avec demande de rançon, les proches suspectés au premier chef, l’urgence pécuniaire qui pousse à dire ou faire hâtivement des choses lourdes de sens, à trahir des promesses, à lever des tabous, à réveiller de vieilles blessures, à raviver de sourdes animosités, à faire du rapt une trappe d’où l’entourage de la victime ne peut plus s’extirper sans s’automutiler dans ce qu’il a de plus intime. Cependant, il y a hélas de la lourdeur dans la manière dont Farhadi essaie de nous mener de l’événement à l’arrière-plan, de la surface aux profondeurs, de l’aspect souriant des apparences à la conflictualité du tableau moral sous-jacent, avec par exemple une mise en question trop explicite, parfois trop dialoguée, des fondements de la propriété (Antonio vs. les villageois ; Antonio vs. Paco) et de la « vraie » paternité (Paco vs. Alejandro). Malgré tout, le personnage de Paco permet à Farhadi de jouer sur l’analogie intéressante entre deux rôles séminaux (géniteur / cultivateur). Paco est celui qui enfante, mais ses droits lui sont déniés ou contestés, et en définitive il ne les fait valoir que sur le mode du sacrifice, en renonçant à son domaine pour sauver l’enfant auquel on l’a jadis, à son insu, fait renoncer. Au bout du compte, il est victime d’une double spoliation. En effet, d’une part, en lui cédant ses terres à faible prix, Laura avait sans doute inconsciemment cherché à compenser sa spoliation en tant que père non informé de sa paternité ; d’autre part, en vendant seize ans plus tard ces mêmes terres (désormais mises en valeur) pour payer la rançon, Paco sauve son enfant mais ne recouvre pas ses droits de père. Il a alors perdu tout à la fois sa fille et son équivalent symbolique (i.e. les vignes). Et lorsque Alejandro dit à Paco qu’il lui rendra l’argent de la rançon, on devine la véritable signification de cette vaine promesse : « je ne te rendrai jamais ta fille ». Les deux plus belles scènes du film, fugaces mais lumineuses, sont celles où l’on voit en Paco se dessiner la figure pure de l’amour oblatif : d’une part, la scène des retrouvailles avec Irene, et d’autre part, le moment où Paco, allongé sur son lit avec les yeux dans le vide, sourit béatement alors qu’il vient de perdre tout ce qu’il avait…