La réalisatrice Sara Suco nous offre le film de son enfance dans une secte traditionnaliste. C’est donc une autobiographie que l’on va voir lorsqu’on rentre dans la salle. C’est important de le savoir car, sans cette précision, on pourrait trouver son film caricatural, à la limite du grotesque parfois. Or, c’est probablement devant ce risque de malentendu que le film trouve sa raison d’être. Je m’explique : de l’extérieur, on a difficilement idée de se qui se passe dans une secte, Sara Suco, elle, elle le sait et elle le montre : c’est ahurissant, c’est grotesque, c’est caricatural, mais c’est vrai. En tous cas, je lui fais crédit de ça, je pars du principe qu’elle sait de quoi elle parle et je me laisse emporter par le film. Ce n’est pas bien difficile d’ailleurs car il fonctionne très vite. Il faut dire qu’on presque immédiatement dans le nœud du problème, peut-être même un peu trop vite.
Un embrigadement doit prendre des semaines, des mois, or ici tout se déclenche terriblement vite et avec la force d’une lame de fond
. Ca m’a un peu dérangé au début du film, cette rapidité. Mais le scénario est assez malin pour ralentir et pour laisser la place à une progression vers l’absurde qui semble ne jamais devoir s’arrêter. On suit Camille, petite gamine en âge de raisonner (contrairement à ses frères et sœurs), qui regarde d’un œil incrédule ses parents basculer vers le mysticisme. Elle résiste, elle tente un dialogue, elle se résigne, elle se révolte, elle rebascule, jusqu’au dénouement, qui nous apporte à nous une sorte de soulagement. Aspirée des deux côtes, du côté de la vie normale avec ses copines, ses vêtement « normaux », son petit ami Boris et du côté de ses parents rigoriste, austères, tout entièrement tournés vers un Dieu qui lui échappe, Camille est tiraillée en permanence entre les deux mondes, avec beaucoup de souffrance muette à la clef. Le scénario montre le fonctionnement de l’intérieur d’une secte évangélique : le code vestimentaire, les rites répétés à l’infini, l’abandon de tout bien matériel (enfin, pas pour tout le monde surement…), la manipulation mentale aussi, le lavage de cerveau, la culpabilisation permanente qui vous maintient, même adulte, de le rôle de l’éternel enfant, le rôle du gourou, et les déviations qui vont avec le pouvoir absolu. Tout cela nous est connu sur le papier, mais quand on le voit à l’écran par le truchement d’une famille normale, éduquée, c’est à la limite de la science fiction. Comme je l’ai dit, si Sara Suco ne racontait pas sa vérité d’enfant, on serait à deux doigts de ne pas y croire. Certaines scènes sont pétrifiantes de grotesque, d’autres laissent songeur et même vaguement inquiet. C’est apparemment très simple de manipuler une psyché, il suffit de savoir quel levier actionner et ça va tout seul. On peut penser que cela fonctionne sur un « terrain favorable », qu’il faut être prédisposé pour basculer, je n’en suis pas absolument certaine pour ma part. On voudrait penser qu’on est à l’abri de ce genre de chose, le film de Sara Suco est là pour nous dire que non, pas forcément. La jeune Camille est incarnée par Céleste Brunnquell, qui n’a pas un rôle facile mais qui s’en sort diablement bien. Derrière elle, Camille Cottin fait très peur en femme manipulée et aveuglée. Son personnage trouve dans cette congrégation une reconnaissance spirituelle et sociale que son mariage avait étouffée. Elle entraine son mari, Eric Caravaca (trop rare sur grand écran), un suiveur de plus en plus suiveur et de plus en plus pathétique. Lui porte une vraie responsabilité, par lâcheté, il aurait pu arrêter le désastre des le début, il se laisse embarquer par passivité. Quant à Jean-Pierre Darroussin, son personnage de Berger met mal à l’aise car, en dépit de tous ses excès, ses rites ridicules, ses formules toutes faites, on n’arrive pas à savoir s’il croit sincèrement à son propos ou s’il est d’un cynisme absolu. Cette ambigüité, entretenue par le scénario et l’acteur, apporte à son rôle une odeur de soufre, légère mais persistante, et cela apporte beaucoup au film, dans la foulée. Le film, techniquement, est très appliqué, bien cadré, bien mis en lumière. La musique est discrète, les scènes difficiles sont filmées avec pudeur. Sara Suco aime les gros plans, les images soignées (le générique de début est très beau), on sent qu’elle apporté à son film un soin particulier et qu’il lui tient à cœur, ce qui est bien normal. Son affiche, au passage, est remarquable dans le sens où elle dit tout du fonctionnement de cette famille : elle, éblouie par la foi ferme les yeux, lui baisse lâchement la tête et Camille les regarde avec incompréhension, amour et inquiétude : tout est là. « Les Eblouis » (qu’on aurait pu appelés « Les Aveuglés », mais c’est moins joli) est un film édifiant, qui porte un sujet édifiant dont on ne devrait pas sous-estimer l’ampleur. Malraux pensait que le XXème siècle serait spirituel, en réalité, il est fondamentaliste, il est aveuglé.