Énorme réussit l’exploit de constamment raccorder son comique farcesque à la fragilité humaine saisie dans ce qu’elle peut avoir de plus brutale, une blague sur les règles des éléphants s’invitant au moment précis où Claire accouche sous les sons inquiétants des appareils médicaux. Sophie Letourneur compose une œuvre totale, de la même manière que la pianiste accepte de se décentrer pour permettre à l’orchestre de participer et ainsi jouer ensemble, par la polyphonie et l’harmonie de voix séparées, lors de la Nuit Prodigieuse. Le film devient ainsi un récit d’apprentissage, celui de la maternité qui apparaît ici non comme une évidence mais comme une construction équitablement ouverte aux parents. Car c’est Frédéric, dont le prénom mixte contribue à sa féminisation, qui assume l’éthos de la mère, au point de soumettre son propre corps aux évolutions physiques et hormonales : il vit la maternité comme s’il portait le bébé en lui, ressent chaque mouvement tel un acte langagier qu’il interprète pour Claire, il redouble la gestation et souhaite, par divers procédés dont un sein artificiel, allaiter l’enfant au terme de la grossesse. Tout cela s’avère hilarant, tout cela dit quelque chose de ce que signifie attendre un enfant dans notre société contemporaine. L’orchestre constitue une métaphore du couple : Frédéric indique à son épouse, au moment où celle-ci répète son morceau, que « le flutiste n’a plus d’air », derrière lequel il se place, la flûte faisant signe vers un sexe qu’il dévoile avec fugacité et dont les élans sont brimés par la pause pipi et la routine mécanique. Letourneur renverse donc à la fois la répartition des tâches qui incombent à l’homme et à la femme, mais également leurs modalités de représentation à l’écran, la femme n’apparaissant jamais dans son intimité, au contraire de l’homme, ce qui s’avère rare – et donc précieux – au cinéma. Même la séquence d’accouchement est perçue depuis le regard du père, ce dernier tendant son portable à la sage-femme pour immortaliser la naissance. C’est dire que les jeux de mots savoureux, que l’humour ravageur, que le talent burlesque des acteurs ne constituent pas la finalité du long métrage. Énorme est moins une comédie qu’une comédie humaine, entendue comme la somme, saisie et exagérée par la fiction, des maux que rencontrent la société et l’individu selon des critères professionnels, sociaux, sexuels, culturels voire religieux – la surcharge affective de Frédéric n’est-elle pas à relier aux plats préparés par sa mère lorsqu’il lui rend visite, selon une tradition juive ici malicieusement amplifiée ? Voilà donc une œuvre éminemment politique qui aborde des thèmes aujourd’hui brûlants, tels que la place d’un enfant dans un couple qui travaille ainsi que sa place dans la vie d’une femme qui vit de sa passion en s’y consacrant quotidiennement, l’IVG, la responsabilité et la propriété du bébé porté ; surtout, elle redéfinit la maternité/paternité en transgressant les frontières sexuelles et en mêlant les genres et les tons. Une immense comédie, l’une des meilleures de l’année 2020.