Cela fait plusieurs années que Véréna Paravel et Lucien Castaing Taylor travaillent au Japon. En 2013, les deux réalisateurs et anthropologues ont entamé un projet avec pour idée de créer une installation, une œuvre, qui serait une réponse au désastre de Fukushima. Ce travail est ensuite devenu Ah humanity !, une installation audio et vidéo in situ, proposant une réflexion sur la précarité et l’absurdité de l’humanité. Ils se rappellent :
"Nous avons rencontré un certain nombre de cinéastes japonais et nous nous sommes particulièrement intéressés à un genre de cinéma, le pinku eiga, forme soft de films de sexploitation, propre au Japon et en passe de disparaître. Beaucoup de grands réalisateurs japonais ont fait leurs premières armes avec le pinku eiga. Les quelques règles à respecter sont assez simples : les films devaient être tournés en quelques jours, en 35 millimètres, et comporter des scènes de sexe. Mis à part cela, les cinéastes pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Mais, avec l’avènement d’Internet, le genre a été éclipsé et la dernière génération de cinéastes pinku importants a maintenant une cinquantaine d’années. Sato Hisayasu en est le plus extrême et excentrique représentant. Nous l’avons rencontré et avons décidé de produire un de ses films, tout en en tournant le « making of ». Son film s’appelle Gankyu no yume (le Rêve du Globe Oculaire), et le nôtre est encore en cours de montage. Par le biais de Sato-san, nous avons aussi eu l’occasion de rencontrer un de ses acteurs, le tristement célèbre Issei Sagawa, anthropophage de son état. Arrêté en France, puis extradé au Japon, où il vit depuis de son crime, en apparaissant dans d’innombrables documentaires et films de la sexploitation, ainsi qu’en étant critique de restaurants de sushi."
Verena Paravel s’est vite souvenue de sa terreur vis à vis du monstrueux « cannibale japonais ». Lucien Castaing-Taylor n’en avait jamais entendu parler. En passant du temps avec des cinéastes à Tokyo, et en rencontrant Issei Sagawa en chair et en os, ils ont tous les deux développé un intérêt certain face au défi que cela impliquerait de faire un film sur, ou avec, un tel homme. Le fait qu’il ait subvenu à ses besoins toute sa vie grâce à son infamie – ironie poussée au carré - ne lui échappe pas, et il le perçoit même comme la punition adéquate pour son crime. Ils précisent :
"Etonnamment communicatif au sujet de sa condition anthropophage, il a aussi exprimé son désir intarissable de manger de la chair humaine, encore aujourd’hui (à l’origine féminine, blanche et blonde, mais désormais, de plus en plus, japonaise), tout comme son désir de mourir aux mains et à la bouche d’un camarade cannibale. Autant de défis pour nous… Nous avons regardé beaucoup de films faits sur lui, tous atroces, déployant leurs fantasmes orientalistes autour d’une figure ridicule de diable japonais. Afin de contrer cette vision, nous avons alors décidé de faire un nouveau film, sur cet homme ayant commis un crime si odieux, et tenter de comprendre, véritablement, les motivations de son acte. Nous avons relu toute la littérature anthropologique autour du cannibalisme – nous avons une formation d’anthropologues et non de cinéastes ou d’artistes – et avons été frappés par le caractère insipide de ces écrits. Le cannibalisme n’est pas seulement un sujet d’enquête anthropologique de longue date, il est aussi un test décisif de relativisme culturel et un trope central du discours colonial et de la théorie critique postcoloniale de Melville et Montaigne à Oswald de Andrade."
Caniba se déroule dans l’appartement d’Issei, un espace exigu dans la banlieue de Tokyo. Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor n'avaient quasiment pas de place pour se déplacer. La plus grande partie du film a été tournée depuis le fauteuil roulant d'Issei ou depuis un tabouret. Les metteurs en scène racontent : "Si l’un ou l’autre des personnages s’éloignait ou s’approchait de nous, nous ne nous empressions pas de faire le point, mais l’autorisions à passer du net au flou. Par moment, la profondeur de champs était tellement courte que les yeux étaient nets mais pas le nez. Ces fluctuations de mise au point sont liées à des paramètres techniques, mais elles correspondent aussi au vacillement de notre propre conscience. La conscience elle-même n’est en rien claire ou constante. Ces fluctuations reflètent également les vacillements de la conscience de Issei et de Jun."
La volonté de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor d’autoriser des moments de flou dans Caniba n’était pas un moyen intentionnel de ne pas « totalement » filmer Issei, ou de l’autoriser à « s’échapper » du film. Ils précisent : "Les personnages s’échappent toujours de la carapace dans laquelle les cinéastes cherchent à les enfermer. Et filmer quelqu’un dans une profondeur de champs parfaitement nette en haute définition n’est pas un moyen de le ou la filmer « totalement » - à bien des égards, faire en sorte que tout soit net est une manière de verrouiller l’imagination du spectateur et de réduire le sujet à un objet en deux dimensions devant être considéré de l’extérieur du cadre. Comme une forme de domestication, de distanciation. Dans la réalité, l’intersubjectivité est bien plus trouble et nous voulions un équivalent optique à cela. Les moments de flous dans le film sont aussi affectés par la prédominance de gros plans sur les trois personnages principaux. Leurs visages charnus remplissent souvent, voire même semblent déborder de l’écran, comme si l’écran lui-même devenait un paysage brumeux de chair, qui se refuserait à être contenu dans un cadre. L’image oscille entre l’épidermique et l’hypodermique, et la peau cesse d’être une seule membrane divisant intériorité et extériorité, soi-même et l’autre. La peau devient charnelle et tour à tour nous invite et nous repousse. Ce qui, étant donné le sujet et la façon dont le cannibalisme provoque en nous à la fois peur et fascination, semble tout à fait approprié."
Actuellement, Issei Sagawa est diabétique et a également eu un AVC il y a quelques années. Il est dépendant d’un aide-soignant, et son frère Jun assure ce rôle auprès de lui. Ils dépendent aussi de travailleurs sociaux et d’infirmiers. Jun vit dans un appartement identique à celui de son frère, juste derrière le sien, mais passe la plupart de son temps dans l’appartement d’Issei, pour s’occuper de lui.
"A l’origine, nous souhaitions élaborer un portrait de Issei, de ses efforts largement vains pour arriver à une forme de réconciliation morale avec son acte, de ses appréhensions concernant son désir anthropophage intarissable. Mais Jun était toujours dans son ombre et cherchait par tous les moyens à être le centre de l’attention, à prendre la place de son frère. Issei parle rarement et brièvement, avec des phrases énigmatiques, des fragments allusifs de haïkus, le tout dans un sourire espiègle déconcertant. Jun est bien plus volubile. Il a la langue bien pendue et intervenait souvent en proposant ses propres interprétations des pensées complexes et insondables de son frère. Sa présence risquait de dominer le film, aux dépens de son frère. Mais tandis que nous continuions à filmer, nous avons décidé de nous intéresser à lui et à leur rivalité fraternelle. Le film a fini par devenir une réflexion sur la fraternité plus que le portrait d’un « cannibale ». Vu la fréquence des fratricides culturels, et effectivement du cannibalisme, dans beaucoup des génocides tourmentant le monde aujourd’hui, ça n’est peut-être, somme toute, pas si arbitraire ou innocent", confient Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor.
Tout le tournage du film a été éprouvant pour Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, à la fois psychologiquement et physiquement. Le sujet les repoussait autant qu’il les intriguait. Les cinéastes se rappellent : "Lucien s’était bloqué le dos juste avant le principal tournage. Il pouvait à peine marcher et devait avaler des seaux entiers d’Oxycodone pour sortir de son lit. A de nombreuses reprises au cours du tournage nous avons cru que nous allions vomir et nous nous demandions jusqu’où pourrait aller Sagawa. Verena faisait des rêves récurrents dans lesquels elle filmait Sagawa en train de se faire manger par un autre cannibale, qui lui passait également des morceaux de chair de Sagawa à manger."
Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor ne voulaient pas simplement faire une tentative d'"anthropologie partagée" à la Jean Rouch (ce qu'ils avaient fait avec Leviathan, leur précédent film, en plaçant les caméras à même les corps des pêcheurs quand ils remontaient les filets et éviscéraient les poissons sur le pont). Les deux réalisateur expliquent :
"Le défi était d’inventer une forme qui rendrait justice au caractère abject du sujet. Mais nous n’avions pas le désir de rendre l’expérience de voir ce film dur en soi, au contraire, nous espérions trouver un moyen de restituer une part d’humanité à un sujet si complexe d’un point de vue éthique. Les caméras nous ont probablement protégées de la dureté du tournage, et à force de regarder les séquences encore et encore au cours du montage, cela a adouci une part de leur dureté. Même si rien n’était prémédité, nous ne souhaitions pas non plus supprimer quoi que ce soit qui nous semblait important, tout spécialement quand cela se produisait spontanément devant la caméra. Ainsi, le manga a autant été une surprise pour nous que pour Jun, qui était si gêné et en colère qu’il parvenait à peine le regarder, car ce manga est dur et Jun en ignorait l’existence. Issei l’a dessiné un certain nombre d’années après son crime. Ce manga est sidérant d’excentricité, c’est l’un des artefacts les plus visuellement choquants jamais créé par un être humain. Nous ressentions le besoin de nous intéresser à ces dessins et à la rencontre de Jun en temps réel avec eux, plutôt que de reculer. De la même façon, nous nous sommes intéressés aux perversions psycho-sexuelles de Jun, qu’il a réalisées devant la caméra, probablement en partie à des fins cathartiques et de rédemption, mais aussi dans un effort de voler la vedette à son frère. Ces perversions nous ont été révélées en même temps qu’à son frère Issei."