Non pas un impérissable trésor de sophistication et de subtilité, mais un film honnête et percutant, qui interpelle tout en donnant à réfléchir. Il nous fait suivre les tribulations d’une jeune Pakistanaise d’Oslo dont le timide désir de liberté entre en contradiction avec les normes conservatrices, puritaines et ascétiques de son milieu d’appartenance. Car oui, en Norvège comme ailleurs, sous l’effet des frustrations et des humiliations accumulées, la crispation identitaire des immigrés de la première génération se fait parfois terriblement aiguë. Dans le film d’Iram Haq, c’est elle qui donne sa sève putride et son ferment morbide au traditionalisme oppressif dont est victime la jeune Nisha. Et elle aggrave ainsi les principaux facteurs de verrouillage du carcan ethnique et familial : le pouvoir parental dans sa version la plus absolutiste et inflexible, un souci obsessionnel de la respectabilité et des atteintes possibles à l’honneur familial, une police des mœurs livrant les jeunes femmes aux suspicions paranoïaques et aux imprécations hargneuses d’un moralisme pudibond, l’action sournoise des rumeurs qui se propagent comme un venin dans l’entre-soi communautaire, etc. Il y a en outre un aspect kafkaïen dans la manière dont ces facteurs conjuguent leurs effets. Dans le cas de Nisha, c’est une véritable machine infernale qui soudainement se met en branle. Au départ, rien ne nous laisse présager la radicalité et la violence dont la pauvre adolescente va faire les frais. Certes, ses parents lui tiennent plutôt la bride haute, mais ils paraissent aimants et chaleureux. Cependant, Nisha est obligée de leur cacher certaines choses. Non pas des choses extravagantes, mais simplement les amusements et les activités exploratoires typiques de l’adolescent moyen en Occident : sortir en boîte de nuit, fumer des cigarettes, flirter, etc. Tout bascule le soir où son père la surprend dans sa chambre avec un garçon. Les deux adolescents se sont à peine effleurés, mais pour le père de Nisha, le mal est fait : sa fille chérie vient d’être souillée par un de ces « connards de blancs » (sic). Son acharnement à croire qu’elle « a couché » traduit sans doute la déception des espoirs qu’il avait placés en elle. Car c’est d’elle, de sa bonne conduite et de sa réussite, qu’il attendait la justification de ses efforts et de ses peines. C’est le syndrome morbide des parents qui misent tout sur leurs enfants : leur amour est si pathologiquement lié à un ensemble de projections qu’il ne tolère aucune flétrissure de l’idéal fantasmatique qui s’est cristallisé au fil du temps. La logique sous-jacente d’un tel amour est disjonctive : "tout ou rien". Et peu importe de savoir si Nisha a vraiment fait ce que les apparences donnent à croire qu’elle a fait. Le soupçon suffit à l’entacher. De toute façon, la réaction du père est d’emblée si brutale, l’ami de Nisha en est si amoché, que le scandale devient inévitable. Les deux adolescents ne sont coupables de rien, mais désormais tout porte à croire que leur comportement a été licencieux. La conviction délirante du père s’avère donc performative. Elle a créé les conditions de sa validation par la rumeur. Nisha ne pouvant pas se racheter par un mariage avec son flirt, elle finit par être emmenée de force chez une tante au Pakistan. Mais cet exil forcé ne met pas fin à ses déboires… Sa déchéance se poursuit et la conduit à vivre l’impensable. La scène se passe au bord d’un immense ravin. Un de ceux dont la béance abrupte paraît se fondre avec les cieux. Nisha est comme hébétée. « Saute ! », lui crie son père. Est-il besoin d’en dire plus ? Sinistre paradoxe d’un amour pathologique qui n’admet pas la perte de l’objet aimé : plutôt encore le voir s’évanouir dans le néant ! Tragique vérité de cette phrase prononcée plusieurs fois par le père : « Tu es tout pour moi ». Car on peut bien en dériver le corollaire suivant : "Si tu n’es plus celle que je désire voir en toi, tu n’es plus rien pour moi". Et puis aussi cet autre : "Si tu cesses d’être telle que je te veux, je n’ai plus rien, et je préfère encore que tu te donnes la mort". La volonté de destruction se manifeste ici comme la phase terminale de l’adoration morbide. Mais à la fin du film, le père semble accepter la perte de son objet fantasmatique. Sans doute est-il alors mort à lui-même, mais il accède ainsi, peut-être pour la première fois, au véritable amour paternel. Il a compris que sa fille choisirait la liberté. Et quand ce choix se concrétise et que les yeux de Nisha se tournent une dernière fois vers les fenêtres de l’appartement familial, le père est là, fantomatique, derrière l’une des vitres. Peut-être n’a-t-il jamais été aussi proche de sa fille qu’en cet instant où la distance est devenue définitive…