Il se murmurait que Paul Thomas Anderson allait se tourner vers une ambiance plus chaleureuse après la froideur – relative – de "Phantom Thread". À la vision de "Licorice Pizza", on est étonné par la sensation qui nous a été procurée et qui, de mémoire, ne l'a jamais été de la part d'un des précédents films de PTA, à savoir celle d'avoir vécu durant 2h15 dans un rêve, une bulle idéale de drôlerie, d'amour et d'émotion. Mais chose étrange, cette bulle n'est pas coupée du réel ; au contraire, Alana et Gary y sont même pleinement connectés (l'une plus âgée, n'a toujours pas d'emploi, mais cherche justement à s'insérer dans la vie active ; l'autre, plus jeune, encore ado, a déjà une carrière d'acteur et est même presque has been) et vont tenter de s'accorder, à la fois sentimentalement et professionnellement. Joindre ces deux adverbes n'est pas innocent, car là réside une bonne partie du génie de PTA que de prendre le contre-pied de ce que l'on attend d'une romance : si Alana et Gary s'aiment bel et bien, il ne parlent presque jamais d'amour et il faut attendre la toute fin pour les voir s'embrasser, mais ils progressent à travers leurs affaires commerciales ; et quand leur relation bat de l'aile, c'est vers la politique que se tourne Alana. Moins qu'une description de l'Amérique des années 70, le film montre surtout à quel point le monde marchand et économique est pris d'assaut par des personnes qui n'en ont pas encore l'âge : il est même drôle de voir à quel point Gary et ses amis sont beaucoup trop jeunes pour monter ce commerce de matelas à eau. Ce dérèglement qui voit des ado agir comme des adultes pourrait sonner comme la fin d'une innocence si, justement, cette affaire n'était pas aussi le moyen pour Gary et Alana de passer du temps ensemble (n'est-ce pas, d'ailleurs, une des composantes évidentes d'une relation amoureuse !), parfois de se séduire, à l'image de la scène géniale où Alana apprend à Gary comment convaincre un client au téléphone, plus globalement de vivre des émotions dans des moments pour le moins singuliers, telle cette scène culte du camion dévalant en marche arrière une pente sur les hauteurs de San Fernando, un moment suspendu déjà gravé dans les mémoires cinéphiliques. Il faudrait revoir plusieurs fois le film pour saisir ses spectaculaires virages narratifs (l'actorat, la famille, la politique, le commerce), mais ce qui frappe et ce quel que soit la "thématique" abordée, c'est la puissance d'incarnation égale à chaque scène : elle doit certes à la direction d'acteurs de PTA, mais surtout à un talent de dialoguiste qui donne à chaque discussion une évidente singularité et à un choix d'ancrer l'action dans une époque dépourvue d'une technologie high-tech, ce qui renforce ainsi la tangibilité – comme dans cette scène où Gary utilise son téléphone fixe pour appeler Alana, mais il est épié par son petit frère qui l'écoute dans le salon : cette situation burlesque n'aurait par exemple pas été possible en inscrivant le récit dans notre temps. En un peu plus de deux heures, on a donc le sentiment d'être allé très loin (ce qui n'est pas si anormal, au vu de l'année où se déroule l'intrigue) et en même temps d'avoir été d'emblée familier avec des personnages tantôt attachants tantôt peu sympathiques, l'impression d'avoir (re)découvert une époque et pris le pouls d'une ville en passant sans itinéraire préétabli d'un endroit à l'autre, et en s'y confrontant véritablement à chaque fois. "Licorice Pizza" est un film émouvant, entêtant, qui ne demande qu'â être revu pour que l'on en saisisse toutes les subtilités et être savouré de nouveau afin de bien mesurer le caractère littéralement exceptionnel de sa proposition.