A l'origine des Bienheureux, il y a une nouvelle, "Un verre de trop", écrite par Sofia Djama et qui est centrée sur quelques personnages dans Alger. La cinéaste a écrit le scénario du film en deux ans et demi, et en y ajoutant des protagonistes. Elle se rappelle :
"A l’époque, je voyageais beaucoup avec mon court-métrage, Mollement, un samedi matin. Il y a dans ce court quelque chose de très revendicateur, de nerveux, mais certaines réactions violentes de spectateurs algériens me donnaient l’impression que je n’avais pas le droit d’exprimer ma colère. J’attache une importance absolue à ce que les Algérois, en particulier, pensent de mes films. Et puis, je me suis libérée de ce malaise : j’allais raconter ce que je voulais avec Les Bienheureux et comme je le voulais puisque de toute manière, chaque film, en Algérie, est attendu au tournant : les Algériens y voient l’occasion, rare dans notre pays qui produit peu de films, de se voir, et ils ont tendance à ne pas y retrouver « leur » Algérie. Mais il n’y a pas qu’UNE Algérie. Ce pays est multiple, et ce sont justement cette richesse et cette diversité qu’il faut respecter pour l’apaiser."
Les Bienheureux raconte une nuit vécue par un couple de quadragénaires et trois adolescents à Alger. Sofia Djama voulait qu'il y ait dans son film deux points de vue générationnels pour montrer les conséquences de la bigoterie et de la politique sur l’intimité des gens (résignation pour les uns, cynisme pour les autres). "Il y a les adultes qui avaient vingt ans en octobre 1988 lors du soulèvement populaire et celui de leurs enfants âgés de vingt ans en 2008 (ma génération), période à laquelle se déroule l’histoire, quelques années, donc, après la guerre civile", raconte la cinéaste.
Sofia Djama a voulu filmer Alger comme une ville constamment au bord de la crise où tout peut se passer à tout moment. Elle précise : "Un instant joyeux peut basculer en affrontement, en dispute. A cause d’une insolence, d’un moment de liberté, de la décision d’un policier de vous arrêter ou pas... La violence est devenue banale. Elle explose, soudain, mais le lendemain, la vie reprend comme avant, comme si de rien n’était : la ville a repris ses droits..."
Sofia Djama souhaitait que Les Bienheureux soit un film urbain. Alger est la ville où la réalisatrice a grandi et dans laquelle elle a beaucoup erré avant de bien la connaître et d’y trouver sa place. Elle confie : "Son esthétique est si particulière : une lumière oppressante, un urbanisme stalinien qui écrase ses habitants, les vestiges d’une architecture coloniale haussmannienne, mais aussi mauresque, art déco, moderniste école Le Corbusier, bref une confusion architecturale qui incarne parfaitement la relation tumultueuse de l’Algérie avec son Histoire ! Et je voulais que cette esthétique articule et rythme ma narration noctambule."
Comme il y a beaucoup de non professionnels dans la casting, Sofia Djama a beaucoup répété avec les acteurs. Si Sami Bouajila et Nadia Kaci sont des professionnels, les jeunes du film sont un mélange de professionnels et d’amateurs. Ainsi, le personnage du tatoueur est incarné par un ami à la réalisatrice à qui elle a demandé de ramener deux copains à lui, dont l’un est étudiant et l’autre plombier. Elle se souvient : "Nous avons fait beaucoup de séances d’improvisations pour qu’ils comprennent les enjeux de leurs personnages et qu’ils réécrivent, à leur manière, leurs répliques. Puis, sur la séquence dans le squat, je les ai laissés faire et je les encourageais à dire des gros mots !"
Lyna Khoudri a reçu pour Les Bienheureux le Prix de la Meilleure Actrice (Section Orizzonti) à la Mostra de Venise 2017. Sofia Djama explique : "Quand je l’ai vue arriver au casting, ce fut comme une évidence. Feriel, c’était elle ! Voluptueuse, frondeuse. Avec des blessures, elle aussi. Je suis particulièrement heureuse qu’elle ait eu ce prix : elle est jeune, elle porte le film, elle est l’avenir. Je suis déjà en train d’écrire un nouveau film pour elle."
Avec ce film qui se situe en 2008, Sofia Djama a cherché à prendre de la distance et raconter les conséquences de la guerre civile. La cinéaste explique en quoi Les Bienheureux possède un côté autobiographique par rapport à son propre vécu :
"J’étais collégienne, lycéenne, puis jeune universitaire pendant la décennie noire que j’ai vécue de façon irréelle. En 1994, ma famille s’est posé la question du départ : pour la première fois, on me demande mon avis : "que penses-tu de la France ?". Je ne voulais pas partir et cela tombait bien, car mes parents ne se voyaient pas en train de recommencer leur vie ailleurs. Quand j’avais 20 ans, dans les bars, je fréquentais des journalistes de quarante ans qui avaient assisté à l’assassinat de certains de leurs amis par les islamistes. Ils allaient à la morgue reconnaître leurs cadavres. Ils avaient dû quitter leurs femmes et leurs enfants, de peur d’être suivis par des terroristes chez eux, et ils devaient changer d’adresse tout le temps. Paradoxalement, ce furent aussi mes plus belles années. Nous fêtions chaque jour le désir de vivre qui était en chacun de nous, nous allions à la plage, en randonnée, nous organisions des soirées, des concerts... Nous étions déjà blasés et insouciants alors que la violence nous était quotidienne : en 1997, j’allais à la fac, et le matin du 23 septembre, je me suis réveillée en apprenant le massacre de Bentalha. Même si on ne le voit pas de ses propres yeux, comment sortir indemne d’une telle horreur ? J’avais commencé à écrire sur la guerre elle-même mais c’était trop dur. J’ai lâché prise. A la fin de la guerre civile, en 2000, il y a eu un grand soulagement, un appétit de vivre énorme et désordonné de la part de la jeunesse, et puis très vite s’est instaurée une chape de plomb."