En France, on sait tous plus ou moins ce qu’est (ou ce qu’est censé être !) un soixante-huitard. Par compte, quid d’un quatre-vingt-huitard ? C’est en Algérie que ce terme est utilisé dans certains milieux et c’est chez un couple de quatre-vingt-huitards d’Alger que Sofia Djama nous invite pour son premier long métrage. L’occasion d’écouter leurs désaccords, de rencontrer leurs ami.e.s, leurs enfants et les ami.e.s de leurs enfants. Bref, de rencontrer un pan de la société algérienne de 2008.
On l’a bien oublié dans l’hexagone, mais, au début d’octobre 1988, l’Algérie a connu des événements ressemblant fort à une révolution, suivis, de 1991 à 2002 d’une véritable guerre civile qui a fait 60 000 morts. C’est en 2008, vingt ans après les événements de 1988 et relativement peu de temps après la guerre civile, que la réalisatrice algérienne Sofia Djama situe l’action de Les bienheureux, son premier long métrage. Qui sont donc ces bienheureux ? Le sont-ils vraiment ? Le couple formé par Samir et Amal fait partie des quatre-vingt-huitards, ces gens qui, en octobre 1988, ont vigoureusement manifesté et ont obtenu, entre autres, la fin du Parti unique et une ouverture démocratique. Une grande désillusion a suivi, avec la montée de l’islamisme et la guerre civile. Ils se sont souvent posé la question : rester, partir ? Ils sont restés et ils vivent à Alger une vie très bourgeoise, tout en essayant de rester fidèles à certaines valeurs. C’est ainsi que Samir, gynécologue, a, d’un côté, l’ambition d’ouvrir une clinique mais, par ailleurs, il prend le risque de pratiquer des avortements clandestins. A un journaliste qui lui reprochait d’avoir choisi un couple algérien non représentatif, la réalisatrice a répondu que des couples de ce genre existent vraiment, ne serait-ce que dans sa famille, et qu’ils représentent une petite frange de la société dont on ne parle pas beaucoup.
Avec leurs amis de la même génération, les discussions sont parfois houleuses et tournent là aussi le plus souvent autour du thème du départ. Un départ que n’envisage pas Samir mais que Amal appelle de ses vœux, ne serait-ce que pour faciliter les études de Fahim, leur fils. En effet, aux côtés de ces quadragénaires vit une autre génération, Fahim, son meilleur ami Reda, sa meilleure amie Feriel dont il est secrètement amoureux. Elève au lycée français, Fahim est plutôt du genre glandeur, au grand désespoir de sa mère. Reda, lui, à la fois musulman particulièrement dévot et fan du Velvet Underground, il a deux rêves : se faire tatouer des sourates dans le dos et monter un groupe de funk halal. Quant à Feriel, sa mère s’est suicidée à cause des islamistes et elle a une vilaine cicatrice au cou qu’elle cache avec un foulard.
Tout ce qui précède tendrait à prouver que Les bienheureux est un film important qu’il ne faut surtout pas manquer. C’est vrai au niveau du fond, c’est malheureusement faux au niveau de la forme. En effet, c’est extrêmement brouillon et une bonne partie du film demande aux spectateurs beaucoup d’efforts pour extirper tous les détails intéressants d’un récit dans lequel on se perd et qui, globalement, présente peu d’intérêt. En fait, le film présente deux moments très forts : un repas entre ami.e.s où vérités pas toujours bonnes à dire croisent du cynisme et de l’humour ; la discussion entre Samir et Amal dans le restaurant luxueux où ils ont finalement atterri, une discussion au cours de laquelle Amal arrive à se lâcher face à l’immobilisme de son mari.
Ce n’est jamais de gaieté de cœur qu’on fait des réserves importantes au sujet d’un premier long métrage d’une jeune réalisatrice, d’autant plus lorsqu’il est évident, comme ici, qu’elle a mis dans son film beaucoup d’énergie et de passion. Malheureusement, il est impossible de ne pas signaler que le côté très brouillon de la conduite du récit dessert la perception qu’on peut avoir d’un film dont les sujets traités présentent beaucoup d’intérêt.