Récompensé par la Palme d’or à Cannes en 2022, ‘Sans filtre’ est pourtant une anomalie, au sens où ces gens qui l’ont récompensé font partie intégrante de ce que le film passe deux heures trente à dézinguer. Plus que bêtement “les riches”, c’est toute l’inanité de la post-modernité qui est prise pour cible, ses rites, ses valeurs, sa vacuité, ses caprices transformés en impératifs, la manière dont elle établit une hiérarchie des valeurs péremptoire et dont chacun porte sa part de responsabilité, dominants comme dominés, dans la manière dont ce fonctionnement perdure. Son hypocrisie généralisée aussi, ce qui donne lieu à l’une des meilleures séquences du film, quand un vieux couple de britanniques use de circonvolutions langagières sophistiquées pour ne pas exprimer clairement qu’ils ont fait fortune dans le commerce des armes. La croisière est l’occasion, par petites touches, de présenter tout un bestiaire de créatures humaines écoeurantes, destinées à susciter la haine ou le mépris, que Östlund traite avec une misanthropie assumée, ce que d’aucuns lui ont reproché…mais quitte à dénoncer quelque chose sans avoir la moindre influence sur sa version réelle, autant que ce soit fait avec une cruauté cathartique. Ce champ de tir à thème donne lieu à une séquence monumentale, celle dite “des fluides corporels”, dont le tempo comique s’apparente presque à celui d’une comédie de l’âge du muet.. D’une certaine manière, l’humour du film est décapant mais on n’y éclate pourtant pas de rire très souvent. C’est que Östlund opère à la scandinave, avec calme et méthode même dans les moments les plus extrêmes, l’air de ne pas y toucher, diffusant un humour à froid qui évoque parfois celui des films de Roy Andersson. Chaque envie de rire (de ricaner sardoniquement plutôt) est entachée de malaise, comme si on se disait qu’à rire des tourments de ces 1% en croisière, on ne vaudrait finalement pas beaucoup mieux qu’eux…mais, clairement, il y a des plaisirs qu’on ne se refuse pas. Tant qu’on reste à bord, entre le “marchand de merde” russe, l’Allemande victime d’un AVC qui ne sait plus dire que “In dem wolken” et cet étonnant capitaine marxiste joué par Woody Harrelson, tout se passe à merveille. Après le naufrage, qui voit les rapports de domination s’inverser radicalement comme un témoignage de leur fragilité intrinsèque, le discours tient toujours la route sur le papier mais en termes de cinéma, ‘Sans filtre’ marque alors un peu le pas et devient plus ennuyeux, en tout cas moins saignant. Mais ce n’est pas tous les jours qu’on a le droit de se laisser aller à ses bas-instincts et de rire franchement du malheur de ceux qui possèdent tout.