Green Book porte en son titre le périple à venir, cette somme de trajets et de haltes musicales qui suivent le planning de l’artiste et s’égrainent, la nuit tombée, dans deux hébergements que le fameux livre vert permet de distinguer. Il orchestre ainsi une rencontre, celle de deux cultures opposées qu’un espace clos – la Cadillac bleue avec, sur le siège de devant, des restes de nourriture tout près du paquet de cigarettes et du journal – va réunir : au volant, Tony, populaire et bon vivant qui peine à museler son franc-parler ; sur la banquette arrière, le docteur Don Shirley, musicien précieux et cultivé. Et ce qui devait arriver arriva : le conflit initial se mue peu à peu en découverte réciproque, en amitié enfin ; c’est dire que le récit suit une trajectoire similaire à celle d’un apprentissage au terme duquel chacun aura appris de l’autre et corrigé ses erreurs. Œuvre d’intégration qui chante l’humain dans son droit fondamental à la différence, Green Book se démarque néanmoins des stéréotypes ainsi mis en place par l’originalité de son ton et la beauté de sa mise en scène. Car Peter Farrelly réussit l’exploit de conjuguer ce qui fait l’essence de son cinéma – à savoir la grossièreté au service d’une peinture de l’amitié – avec l’âpreté d’une société américaine meurtrie par le racisme et la ségrégation. Or, l’Histoire n’apparaît jamais ici comme démonstrative ou artificielle ; non, nous la vivons avec les personnages, au gré des pauses, des altercations, des repas, des concerts, et de toutes les discussions qui scandent les voyages. Il y a une simplicité et une justesse d’écriture qui suffisent à ancrer notre duo dans leur époque : le langage fleuri de Tony dissone avec la poésie qui se dégage des propos de Shirley, et pourtant les deux niveaux de langue se rassemblent pour jouer à l’unisson l’un de l’autre une même partition. Les lettres adressées à Dolores en sont un bel exemple. Le langage et le corps vont de pair : la lourdeur des formules et des pensées du chauffeur traduisent son appétit et, au-delà des enfilades de cuisses de poulet et de hot-dogs, dont il remporte le concours du plus gros mangeur par vingt-six contre vingt-quatre (50 dollars !), son rapport au monde, un rapport lourd de préjugés. La préciosité de Shirley divulgue mal sa peur devant une violence qu’il ne parvient à contrôler ; elle résulte d’un isolement de sa personne en raison de sa couleur de peau pour les Blancs, de son niveau intellectuel et de sa réussite professionnelle pour les Noirs, deux critères qui l’empêchent de se rattacher à la communauté afro-américaine. Shirley est un exilé, contraint de sillonner des contrées qu’il ne connaît pas et qu’il se contente de traverser, de jour de préférence : descendre de la voiture, poser ses valises pour les rembarquer le lendemain. Encore et encore. L’itinérance est la traduction de son piétinement existentiel, accentué par une sexualité qu’il peine à accepter et ne peut révéler au grand jour. Pourtant, ces thèmes forts – racisme, homosexualité latente – imprègnent l’œuvre sans jamais l’envahir, y coulent de la manière la plus naturelle qui soit, aidés par des dialogues subtils et des acteurs au sommet de leur art. Car la relation qui unit Viggo Mortensen à Mahershala Ali a ce quelque chose de beau, cette pureté du geste où un simple regard en dit plus long que le plus long des discours, qui la rend magnifique, bouleversante, inoubliable. Et on vibre devant Green Book au volant de la Cadillac bleue : on aura rarement fait une aussi belle rencontre de cinéma, bercé par ce mélange de classique et de jazz, de poésie et de grossièretés, de salade et de pizza dévorée sur un lit d’hôtel (après l’avoir pliée en deux, type sandwich). L’une des œuvres les plus importantes de l’année 2019, et un passeport qui invite le spectateur à sillonner l’humain, aussi étroites en soient les routes.