Une chose est sure, le cinéma américain n’a jamais eu peur de mettre en scène les périodes les moins glorieuses de son histoire récente (c’est quelque chose dont, en France, on pourrait davantage s’inspirer). Avec « Green Book », Peter Farrelly raconte l’histoire véridique de deux hommes, aux antipodes l’un de l’autre, qui vont sillonner le Sud profond de 1962, s’apprivoiser et se lier d’amitié. Le film dure 2h10, et 2h10, parfois, ça peut sembler long mais dans le cas de « Green Book », ça passe tout seul. Il y a plusieurs choses qui concourent à ce que le long métrage tienne aussi bien la route, un scénario déjà maintes fois éprouvé pour son efficacité (deux types qui n’ont rien en commun et qui se lient d’amitié, ce n’est pas nouveau), son casting mais aussi sa réalisation. Très rythmé, parsemé de morceaux musicaux toujours bien choisi mais jamais envahissants, le film réussit à jouer les funambules en permanence entre deux univers : la comédie du « Buddy movie » et le film politique plus grave. A aucun moment, l’un ne prend le pas sur l’autre. L’humour est omniprésent, essentiellement grâce au personnage de Tony, mais il n’est jamais au centre du propos, c’est juste une sorte de couleur au service du sujet central : l’absurdité totale de la ségrégation raciale. Peter Farrelly fait mouche avec ce road movie, il nous fait voyager de New-York au Sud profond en passant par les immenses plaines du Middle-west. C’est une peinture grandeur nature d’une Amérique aussi triomphante que schizophrène, celles des années 60. En mettant en miroir deux scènes presque similaires, celles où Tony et Don se font arrêter par la Police, une fois dans le Sud, une fois sur le chemin du retour au Nord, Farrelly montre combien cet immense pays est coupé en deux, de manière profonde, durable et malheureusement peut-être irrémédiable. De jolis plans, un rythme soutenu mais pas trépidant, une bande originale juste comme il faut, Peter Farrelly signe un très bon film, au service d’un très beau message. Dans le rôle de Don Shirley, l’acteur Mahershala Ali est impérial, cultivé jusqu’à en être hautain, distingué jusqu’à en être ridicule, il dissimule sous un épais verni une solitude et une souffrance qui ne fait qu’affleurer et que l’on devine, juste au travers de quelques répliques. Trop noir pour être parfaitement accepté par les blancs, trop différent pour être considéré comme un homme noir par les autres hommes noirs, trop décalé d’une manière générale, il s’est coupé de tout et de tout le monde, enfermé dans sa tour d’ivoire. Le contraste avec Tony, incarné de façon incroyable par Viggo Mortensen, est tel que ça en parait presque caricatural ! On pourrait croire que donner à celui qui fut Aragorn, Roi du Gondor, le rôle d’un immigré italien du Bronx, bedonnant et un peu vulgaire est une idée étrange sur le papier. Mais Viggo est bluffant. Forcément, par le charisme que son rôle implique, il vole un petit peu la vedette à Mahershala Ali, c’est inévitable. Moulin à parole (et sans filtre), mangeant comme quatre, maitrisant mal ses nerfs parfois, il ouvre son esprit au contact de cet homme qui, mine de rien, bat en brèche absolument tous les préjugés qu’il avait sur les hommes noirs. Les seconds rôles sont un peu anecdotiques, mais je suis contente de retrouver Linda Cardellini au casting, que je n’avais pas revu depuis « Urgences », dans le rôle de l’épouse de Tony, un peu plus ouverte d’esprit que son mari. Le scénario de « Green Book » joue sur du velours : un film qui met en scène deux hommes qui n’ont rien en commun et qui vont finir par s’apprécier, sur fond de road movie et qui démontre par l’absurde l’absurdité du ségrégationniste, sur le papier c’est imparable. Mais on peut louper un film malgré une idée de départ parfaite, ça s’est déjà vu ! « Green Book » reussi son coup grace à l’humour mais surtout grâce à l’absurde. Le Green Book, c’est un petit livret que les gens de couleur qui voyagent dans le Sud, ont sur eux et qui leur permet de savoir où ils pourront manger, où ils pourront dormir et où ils pourront prendre un verre.
Voilà un homme blanc, chauffeur d’un homme noir mille fois plus riche que lui, et qui loge dans un hôtel tout confort alors que son patron est confiné aux motels miteux. Don Shirley est accueilli avec égard dans des établissements où il joue mais dans lesquels il ne peut pas dîner, dans lesquels il ne peut même pas aller aux toilettes. Il a les moyens de se payer des costumes très chers, mais ne peut pas les essayer en cabine.
On peut penser que le film force le trait, on peut penser, en 2018, que le propos est caricatural mais c’est la réalité de l’Amérique des années 60. « Green Book » n’invente rien, c’est le système ségrégationniste lui-même qui est caricatural, pas le film qui le met en scène. On peut ergoter un peu en trouvant que parfois le scénario cède un tout petit peu à la facilité (le coup de fil en prison), que la scène finale est un peu trop « hollywoodienne» mais franchement, c’est bien peu de choses au regard d’un long métrage absolument épatant. Jouer avec la comédie, avec les codes du cinéma populaire, pour mieux montrer par contraste la noirceur d’un système honteusement ridicule, pour mieux mettre en lumière la bêtise crasse d’une Amérique raciste, c’est plus efficace que n’importe quelle leçon de morale. « Green Book », est un film d’utilité publique dans l’Amérique de Donald Trump… et aussi ailleurs…