Toujours placée au plus près de l’humain, la caméra d’Alice Winocour ne quitte pas une seconde son duo de tête, et là où la déchirure tragique occupe d’ordinaire une scène ou deux aux effets pathétiques fortement appuyés – pensons ici à Interstellar de Christopher Nolan –, elle s’ouvre et se referme dans le silence et sans jamais cicatriser, à l’instar de la blessure à la jambe dont souffre Sarah. Proxima refuse grandiose et grandiloquence pour se resserrer de façon très étroite sur une cellule familiale d’emblée présentée comme fragilisée : la séparation des parents n’a d’égal que l’isolement et le faible niveau en mathématiques de la fille, un niveau d’autant plus insuffisant que père et mère sont ingénieurs et brillants scientifiques. Cette caractérisation tend à isoler chaque membre de la famille tout en affirmant la nécessité d’un lien capable de les réunir : la nécessité d’une présence malgré l’absence. Un dessin, un coquillage, une photo. Tant que ça tient dans une boîte à chaussures, c’est bon. La vitre sépare, tue la spontanéité de l’échange, empêche le contact. On y remédie, on risque gros, par amour. Car l’absent a tous les torts, il est trop loin, il ne partage pas grand-chose de l’intimité de l’enfant qui, lui, a besoin de la présence de ses parents pour se construire. Le regard de la petite fille, suivi de questions à la naïveté déroutante, suffit à montrer du doigt le parent fautif. La langue du père est l’allemand, celle de la mère est le français. On parle anglais un peu partout, russe aussi. Comment s’y retrouver ? Le récit dans son ensemble consiste donc à mettre en scène une douloureuse passation de pouvoir d’une mère qui doit s’absenter à un père jusqu’alors absent et dont l’accomplissement final offre à Stella les ailes dont elle avait besoin pour prendre son envol. Il traduit, du point de vue de l’enfant, un sevrage symbolique doublé d’une renaissance dans les bras de cet autre curieusement familier. C’est le loup pour commencer, puis le cheval. Le totem a changé, la galopade a succédé à la prédation, état d’animosité envers un monde perçu comme hostile. Derrière ces deux animaux a priori anodins se cache, en réalité, l’évolution psychologique et affective de Stella : après l’expérience de la souffrance qui la pousse à rester sur ses gardes vient l’acceptation de la solitude profonde de chaque être. Le chat est sorti de sa cage pour vagabonder dans le domicile, en toute liberté ; Stella quitte la salle de réunion, s’enfuit dans le parc en réalisant ainsi le grand saut qui la retenait plus tôt de retrouver ses jeunes amis muets. Lorsque la fusée décolle et irradie la nuit de son immense réservoir lumineux, le public près de là baisse les yeux, aveuglé par un spectacle infernal ; il faut attendre sa lente disparition hors de l’atmosphère pour enfin discerner une forme, la forme d’une étoile qui monte, monte, monte. C’est la latine Stella, émancipée, qui inscrit son identité parmi les astres. C’est la fille qui sait désormais que sa mère est là-haut et qu’elle veille sur elle ; et qu’il suffit, pour la rejoindre, de regarder les étoiles. Proxima est une œuvre qui touche au cœur, qui réussit à dégager une poésie de la mécanique d’un quotidien marqué par l’entraînement physique et la porosité de la sphère publique avec la sphère privée : la relation qui unit Stella à ses parents sonne juste et bénéficie d’une écriture soignée qui sait attribuer à ses protagonistes les mots adéquats. Si la démarche féministe reste néanmoins un peu trop visible, au point d’alourdir certaines scènes, elle n’affecte en rien la qualité qui se dégage de l’ensemble. On ressort de Proxima avec cette curieuse impression – mais ô combien délectable – de s’être remémoré une vie entière, ou plutôt les moments décisifs dans la construction d’une identité familiale et dans l’affirmation des particularités individuelles. Hymne à la persévérance, le film brosse un magnifique portrait de mère active dont la profession n’empêche pas de donner la vie et d’aimer. Pour l’incarner, une Eva Green impeccable. Pour incarner Stella, une jeune actrice tout aussi formidable : Zélie Boulant-Lemesle. Proxima prouve qu’il y a bien un grand cinéma français contemporain, et qu’il s’écrit dans les marges des grosses productions à la fois insipides et trop visibles.