Un chef-d’œuvre de délicatesse ! Bergman island est bien plus qu’une petite comédie amoureuse sur l’île de Faro, comme je l’ai bêtement cru pendant 100 bonnes minutes lors de ma première découverte. Le dernier quart d’heure magistral et une seconde projection complète m’ont convaincu de l’importance de ce film. Mais la chose est tellement subtile qu’il est bien difficile d’en témoigner. Bergman island, c’est d’abord des récits de couples, plus exactement deux récits imbriqués l’un dans l’autre, et qui dialoguent. Deux femmes, trois hommes. Chris (prénom féminin ici) et Anthony semblent être une duplication du couple Mia Hansen-Love / Olivier Assayas (deux cinéastes, 26 ans d’écart, quinze ans de vie commune, une fille). L’ascendant paternaliste de la figure mâle apparaît dès le deuxième plan du film, dans un avion, et sera constant ensuite. La grâce de Vicky Krieps contrebalance le spectacle un peu pathétique de cet homme égocentrique, tout comme la rencontre fortuite d’un étudiant suédois en cinéma dont on aurait tort de croire que ce n’est qu’un second rôle… Dans ce premier récit est imbriqué un second où Amy souffre elle aussi de sa relation aux hommes incarnée par Joseph, tandis que le même étudiant suédois débarque de nulle part pour une partie de petits chevaux alcoolisée. Et puis arrivent les inénarrables quinze dernières minutes du film dont on ne dira rien tant elles portent cet opus dans une autre dimension cinématographique… Toute la complexité des relations de couple est signifiée par la précision des situations, des dialogues et du jeu des quatre comédiens. Les femmes survolent tout, même si en apparence elles semblent ballotées par leurs mâles dominants. Les hommes se débattent face à leur impuissance à rassurer une artiste en mal d’inspiration (Anthony) ou face à l’incandescence de l’amour de l’autre qu’il n’arrive pas à affronter (Joseph).
Joseph fuit quand Anthony revient, en un double mouvement plus complexe qu’on ne croit. La lâcheté du premier, qui inflige à Amy l’une des pires nuits de sa vie, semble comme traversée par la nécessité pour lui de casser brutalement et définitivement une relation trop dangereuse à ses yeux.
La fidélité du second réservera mécaniquement une nouvelle pelleté de condescendance et de surplomb viril.
Mais ça, on ne le verra pas, car le dernier plan se concentre sur la relation mère/fille et sur le regard distancié et critique de Chris sur les hommes, sur son homme…
Le film vaut aussi par l’ampleur du dispositif mis en œuvre pour rendre hommage à Ingmar Bergman. Mia Hansen-Love n’est jamais dupe de l’exploitation touristique ridicule du maître suédois, drainant son lot de nerds cinéphiles qui gagnent à tous les coups le quiz Bergman, avant de monter dans le bus du Safari Bergman garé devant le Bergman Center. Elle met en doute la figure du cinéaste par un premier échange sur son rapport aux femmes et à ses enfants, puis par une tirade vilipendant son rapport au père et aux figures d’autorité. Mais cette première ligne de discours cynique est tissée d’une seconde, sincère et admirative. Chris et Amy révèrent le réalisateur de Persona. La première trouve en son jeune étudiant suédois un relais pour entretenir cet attachement cinéphilique. Et là encore, on ne dira rien des quinze dernières minutes qui annihilent tout le cynisme du cirque Bergman pour laisser place à un vibrant hommage. Franchement, c’est à pleurer… Enfin, quelle mise en scène ! Trop empêtré dans ma lecture critique de relations trop phallocentrées, je n’y avais prêté aucune attention lors de la première séance. Mais la seconde m’a permis de saisir ce trésor de subtilité et de délicatesse, qui use de travellings élégants, d’effets de flou, de décadrages, etc. pour traduire les situations et nous imprégner des ambiances de cette île scandinave, le tout accompagné par une musique parfaitement appropriée. Bref, j’ai cru que c’était un petit film, mais là, je me demande si ce n’est pas un chef-d’œuvre !