Produisant et distribuant des films tels que Spring Breakers d’Harmony Korine, Under the Silver Lake de David Robert Mitchell ou encore A Ghost Story de David Lowery, A24 s’est consolidé comme l’un des producteurs majeurs au niveau international, devenant l’une des références du cinéma indépendant américain.
Le précédent film des frères Safdie, Good Time (2017), était remarquable par sa frénésie et Robert Pattinson y tenait sa meilleure performance. Joshua et Benny Safdie sont devenus les représentants inattendus d’un cinéma new-yorkais underground et indépendant, réalisant le clip de Marcy Me de Jay-Z en 2017 et captant la vie chaotique, interlope et sale de New York City, plus précisément de Manhattan avec Lenny and The Kids et d’Upper West Side dans Mad Love in New York. « Energie » et « intensité » sont dès lors apparus comme les maîtres-mots de leur cinéma. Chaque endroit investi, chaque quartier, chaque square, chaque vitrine, est un lieu de tension permanente, un parcours urbain accumulant les catastrophes.
Si l’écriture d’Uncut Gems par les frères Safdie a commencé en 2010, la genèse du film est bien plus ancienne. « Durant notre enfance, notre père nous racontait les histoires qui circulaient au sein du Diamond District, un quartier spécialisé dans le commerce de diamants, à Manhattan, où il a travaillé quelque temps. Ces mini-thrillers, d’une grande drôlerie, auraient très bien pu figurer dans un « pulp magazine » », confie Joshua au Monde le 31 Janvier 2020, date de la sortie de leur film en France, sur Netflix.
On suit donc dans Uncut Gems Howard Ratner, un bijoutier, au sein de Diamond District à New York, qui voit sa vie bouleversée lorsque son opale (son « uncut gem ») fraîchement arrivée est dérobée, l’entraînant dans une étourdissante course contre la montre.
Le scénario d’Uncut Gems n’a rien d’original, le film est un peu long, mais paradoxalement il parvient à allier modestie et ambition, virtuosité et agacement pour une belle proposition de cinéma. Uncut Gems questionne le ressenti du spectateur face à un travail de mise en scène pertinent, mais ô combien éprouvant. Ce film est une crise d’hystérie collective, et en ce sens, Uncut Gems peut être insupportable. Les personnages hurlent pour échapper à une bande originale trop forte et se débattent, serrés les uns les autres, dans un espace le plus souvent confiné et sans échappatoire pour le regard (bijouterie, bureau, escalier, vestiaire, rooftop). Comme pour Good Time, par une caméra constamment à l’épaule et un travail sur les gros plans (voire les très gros plans), les frères Safdie capturent chaque secret de ces micro-territoires voire de ces micro-univers (chaque lieu a son esthétique et introduit un rapport de force amenant à un échec) où s’amassent les micro-péripéties, favorisant alors un sentiment d’enfermement et d’étouffement pour nous et le personnage. New York est donc présenté comme un milieu morcelé où tous se connaissent, jamais envisagé à grande échelle (les plans vraiment larges sont inexistants), une succession d’espaces épuisants et galvanisants gouvernés par la fortune et le risque, et les deux metteurs en scène épousent ainsi le point de vue d’Howard Ratner. Howard fonce tête baissée et s’appuie sur la chance dans une course contre la montre de tous les instants. Il joue avec l’exaspération de ceux qu’il fréquente pour tenter des coups de plus en plus gros, il emprunte à l’un pour rendre à l’autre tout en en gardant pour lui et sa famille ; il est un loser magnifique qui donne le rythme du long-métrage, notamment dans l’euphorie quasi béatifique d’un évènement sportif qui tend à nous faire oublier les problèmes qui courent après lui, une illusion qui disparaitra rapidement.
Comme ce fut le cas pour Robert Pattinson, Adam Sandler tient, grâce aux frères Safdie, à son tour son meilleur rôle. Depuis Punch-Drunk Love (2002) de Paul Thomas Anderson, il n’avait plus retenu une telle attention. Dans Uncut Gems, il endosse avec virtuosité et charisme ce rôle mélangeant arrogance, roublardise, mythomanie et lâcheté qui font toute l’ambiguïté du personnage qui ne peut plus tenir compte des contingences entre le gain et la perte et qui s’est affranchi de toute morale. Adam Sandler a d’ailleurs remercié les frères Safdie aux Spirit Awards 2020 de lui avoir apporté pour la première fois une reconnaissance critique avec ce film. Les deux frères ont poussé le comédien dans les retranchements de sa bêtise et de son génie, de sa force et de sa faiblesse. « This is how I win », lance Howard à Kevin Garnett (le champion américain de basketball jouant son propre rôle) dans le dernier tiers du film, qui peut finalement sonner comme une réelle victoire pour Adam Sandler. Il fait l’unanimité.
Avec Howard se tient le chaos, une chute telle qu’elle peut apparaître pour un héros scorsesien. Cependant les frères Safdie n’iconisent aucunement le personnage, ils dépeignent un homme. En ce sens, Howard agit comme une déflagration qui peut parfois être pénible à suivre, démontrant alors un travail d’écriture réussi. Howard ne peut s’empêcher de se mettre en danger, c’en est à la limite du masochisme. Sa vie n’est que suspense et angoisse, stupidité et exaltation, nous amenant à croire en lui malgré l’antipathie qu’il dégage. Cette antipathie est due à sa névrose, mais également au fait que l’opale (l’« uncut gem ») est pourrie au plus profond : elle est le symbole d’un commerce égoïste et autolâtre aussi captivant qu’avilissant (la séquence d’ouverture se déroule dans une mine et nous montre la jambe cassée d’un ouvrier éthiopien, accompagné par une révolte, révélant les mauvaises conditions de ces travailleurs). Par l’accumulation abusive des humiliations et des obstructions dans une chute perpétuelle, cela tend même vers le comique, échos à l’After Hours (1985) de Martin Scorsese (producteur d’Uncut Gems), on se place entre deux eaux : d’un côté on espère qu’Howard retrouve cette pierre et que le vacarme finisse, d’un autre on condamne cette exploitation déconnectée du réel et la futilité d’une telle agitation dans une épuisante fuite en avant.
Cependant, une telle frénésie fatigue. Là où Good Time est plus onirique et sensoriel, jouissant d’une frénésie comparable certes mais avec des enjeux plus forts et évidents, Uncut Gems enchaîne ses péripéties pour faire d’Howard un homme rongé par le manque de temps et d’argent, un épicurien piégé par un système qu’il rêve pourtant d’animer. Epicure écrivait d'ailleurs dans Les lettres à Ménécée : « Gardez-vous de regarder la fortune comme une déesse. »
Uncut Gems nous emmène de force dans une spirale électrisante, à travers boutiques, clubs, trottoirs et hôtels, sans prendre le temps de respirer. Tout peut basculer, à chaque instant. Le visionnage devient parfois éreintant, car un peu long, par les engueulades incessantes et les constants allers-retours des personnages. Le film manque d’une pause, d’un moment de calme, permettant d’appuyer cette fougue du personnage et cette virtuosité de l’image (le chef opérateur Darius Khondji travaille superbement les couleurs pour une imagerie clinquante) et permettant de faire repartir de plus belle cette descente en enfer, comme d’un moment de lucidité pour Howard qui retrouverait alors notre empathie. La course constante empêche le film d’avoir un climax percutant et bouleversant, un point culminant où les émotions explosent. Si le plan-séquence dans la bijouterie est une maîtrise d’intensité, le film ne retrouve pas par la suite cette apothéose qui marquerait à plus grande ampleur l’esprit. On regrettera également de ne pas voir Uncut Gems sur grand écran en France, ce qui aurait donné lieu à une expérience plus forte.
Uncut Gems est pourtant une réussite, malgré un paradoxal essoufflement, car témoigne d’un aboutissement du cinéma des frères Safdie qui certes ressassent la même vitalité de leur précédent film mais égalent leur travail de mise en scène. Good Time est sur un personnage voué à chercher un « chez soi » qui n’existe pas, Uncut Gems poursuit cela avec un personnage qui n’a pas sa place au sein de son « chez soi », l’obligeant à courir après matérialité et succès tout en prenant du plaisir à se mettre en danger. Epicure écrivait également dans ses lettres : « Il n'y a pas moyen de vivre agréablement si l'on ne vit pas avec prudence.»