"Le déraisonnable de l'opéra réside dans le fait qu'on y utilise des éléments rationnels, qu'on y cherche une certaine matérialité et un certain réalisme, alors que la musique anéantit tout cela." Les pensées du dramaturge allemand Bertolt Brecht (L'Opéra de quat'sous) définissent assez bien les limites d'une œuvre que le premier long-métrage de Benjamin Millepied rencontre. À l'origine d'une nouvelle, Carmen de Prosper Mérimée a fortement inspiré l'opéra de Georges Bizet, constituant la base de cette épopée modernisée. La fuite de deux amants maudits peut rappeler le Roméo et Juliette de William Shakespeare en un certain sens. Ici, on agrémente le récit d'une fine touche de Bonnie and Clyde, qui ne sera jamais exploité jusqu'à son paroxysme, comme beaucoup d'autres points par ailleurs.
Une femme danse de toute sa hargne le flamenco de sa vie. Ses pas retentissent pour couvrir le son d'un pickup qui se rapproche dangereusement. Cette séquence d'ouverture est frénétique et ne laisse pas retomber la pression. Sobre mais efficace, cette dernière est abattue pour sa résistance, laissant ainsi son unique enfant derrière elle. Carmen doit vivre et Carmen doit fuir pour cela. Le Mexique semble lui reverser le même destin, c'est pourquoi elle souhaite tenter sa chance beaucoup plus au nord. Elle abandonne ainsi son foyer derrière elle en y mettant le feu. C'est un peu comme si elle est à l'origine de l'incendie qui éclate un peu partout le long de la frontière. Il ne reste donc plus que sa culture de la danse pour se libérer ou se réfugier.
Melissa Barrera (Scream, Scream VI) campe alors cette femme fatale, qui espère rejoindre Los Angeles pour renaître. À l’opposé, Paul Mescal (Normal People, God’s Creatures, Aftersun) cherche à s’effacer pour s’éloigner de ses traumatismes. Malheureusement, la première n’a que la danse pour exister et le second ne parvient pas à trouver l’équilibre entre l’être désincarné et brisé par la guerre en Afghanistan. Viens s’ajouter à cela, une Rossy de Palma qui s’est perdue dans son sanctuaire, où la sororité peut tromper la malice des hommes. Danses et chants tribaux sont pourtant les clés de la tragédie aux couleurs pourpres qui se dessinent.
L’apprenti cinéaste est avant tout un merveilleux chorégraphe, qui ne sait pas comment poser sa caméra sur le mouvement des corps. Millepied souhaite une approche cinématographique, mais ce dernier considère uniquement le cadrage comme un accompagnement. On se rapproche des héros, on s’en éloigne et finalement on nous perd sur le chemin du retour. L’espace n’est jamais investi, les transitions manquent de nous catapulter dans un voyage halluciné, voire contemplatif, et on cavale au rythme des fugitifs pour identifier les fantômes qu’ils trainent avec eux. Il en faut pourtant plus afin de générer l’émotion souhaitée. Carmen et Aidan ne peuvent tout guérir par la danse, mais transmettent une certaine douleur et une certaine peine, qui chargent les poings de l’ex-marine.
Le récit de Carmen est un road-movie qui ne raconte finalement pas grand-chose sur l'ambiguïté de cette fuite en avant. Défendre son pays de l'intérieur est un sujet que l’on délaisse pour celui de deux amants, liés par le sang et la mort. On comprend cette souffrance, mais il est plus difficile d’expliquer la trajectoire de ces âmes exilées. Millepied trébuche donc sur un dispositif qui fonctionnait également à moitié dans Rebel, d’Adil El Arbi et de Bilall Fallah, mais le savoir-faire des cinéastes rendait l’expérience moins fade et a fortiori plus poignante.