Attention, cette critique dévoile des éléments essentiels du film. Jordan Peele avait fait son petit effet avec "Get Out" en traitant le racisme sous une forme subversive, donc forcément stimulante. Il s'aventure cette fois sur le terrain de la lutte des classes avec "Us", film dont la dimension politique est explicitée dans sa dernière ligne droite. Avant cela, le film est dans sa première partie un réjouissant slasher farcesque (hilarante scène de massacre sur "Good Vibrations" des Beach Boys) où le cinéaste déploie un brillant sens de la mise en scène. La séquence de l'arrivée des doubles dans la maison de cette famille black middle class est d'ailleurs une preuve du talent du cinéaste à instaurer une tension avec peu d'effets en un temps restreint : la caméra est mobile, colle au père de famille et les doubles à l'extérieur se mettent en action avec rapidité afin d'entrer dans la demeure. Mais de cette terreur simple (une famille prise en otage à son domicile) naît une étrangeté qui vient du comportement de ces doubles : incapables ou presque de parler, leur visage est inexpressif et renvoie à l'image du zombie. Comme ce dernier, ils ont pour but unique de tuer ceux qui se trouvent sur leur chemin : sauf que la cible n'est pas hasardeuse; elle est précise et se révèle être le négatif civilisé qui se trouve sous la menace d'une entreprise révolutionnaire. C'est le propos politique mené par Peele, amorcé par un renversement lourdement expliqué par un montage alterné – l'échange entre Red et Adélaïde étant petites – dans un final qui, à défaut d'être vertigineux, propose une multiplicité de signes donnant à l'écriture une indéniable densité. Étant enfant, Adélaïde s'est retrouvée dans un palais de glace au sein d'un parc d'attraction et a fait face à son double Red : l'échange qui s'en est suivi met en question le problème de l'identification aux personnages. On s'est en effet mis du côté des "gentils", de cette famille agressée, et l'on a souhaité la mort de ces doubles venant du sous-sol américain; mais la monstruosité que l'on a rejetée est en réalité partout; elle est autant parmi ces doubles clonés, minorité qui doit rester en bas de l'échelle sociale, que dans cette famille de classe moyenne dont la mère est un produit scientifique – c'est ce que l'on peut supposer. La monstruosité n'est donc pas un fléau à combattre mais un phénomène qui répond au besoin d'émancipation des classes, à ce désir d'exister qui s'exprime néanmoins de deux manières diamétralement opposées. Car si Red prend la place d'Adélaïde, c'est pour aspirer à une vie meilleure, à un confort que ne lui permet pas la vie dans le sous-sol; à cette volonté de réussite individuelle (elle devient l'américaine qui accède à l'éducation, fonde sa petite famille, etc) s'oppose un idéal égalitaire, disons le mot : communiste (le vêtement rouge porté par les doubles ne renvoie pas seulement à l'habit carcéral). Si le film de Peele n'est pas sans défauts – il ne prend pas la peine d'articuler son appropriation du slasher au propos politique, les révélations ne sont pas subtilement amenées –, il parvient avec une vision puissante à incarner un discours à charge contre à la fois Reagan et Trump. Comme l'a brillamment expliqué l'un des membres de ce site (Dash_Rendar44) dans un commentaire, le but et les conséquences de l'opération "Hands Across America" était de récolter des fonds pour lutter contre la pauvreté, mais des détournements ont ruiné la crédibilité d'un geste solidaire. À la fin de "Us", les pauvres viennent contester le sort que le pouvoir leur a réservé en prenant possession du territoire américain, en réalisant une chaîne hallucinante qui prône l'union; cette image, qui met en scène un collectif et non pas un individu, est une des visions politiques les plus puissantes vues depuis longtemps dans le cinéma américain.