Un film sur le rebetiko ? Comment hésiter quand on revient d’un voyage en Grèce et qu’on s’est imprégné au retour des mélodies envoûtantes de la maîtresse du genre, Haris Alexiou ?
Le rebetiko est une musique d’exil, et Tony Gatlif fait de son héroïne une voyageuse… chargée par son oncle, marin à Lesbos, de se rendre à Istanbul pour y faire forger une bielle de son bateau. Istanbul: Djam, jouée par une toute nouvelle venue, y fait merveille, rappelant que Turcs et Grecs d’Asie partageaient bien sûr la même culture ! Et elle baigne les images, jusqu’à la fin, de sa présence souvent rayonnante, de ses humeurs variables, de sa fantaisie jamais en défaut.
Le film se passe sur la route : n’est-ce pas l’endroit rêvé quand on n’a pas d’idée très claire pour construire un scénario ? Car il s’agit moins pour Tony Gatlif de construire un film que de glisser ses fiches, comme les romanciers d’un autre temps.
La fiche principale, c’est Djam, bien sûr, Djam la libre, la délurée, l’anti-conventionnelle : elle se promène sans petite culotte sur les échelles des bateaux, pisse un peu partout, s’approche voluptueusement de sa copine française comme pour lui rappeler qu’elle vient de Lesbos… Avec un peu de recul, on peut trouver cela un peu court pour illustrer la liberté.
La seconde fiche, c’est la crise. Un malheureux cherche timidement à se suicider en creusant lui-même la tombe où il s'enfouira, puis, quelques jours après, au hasard d'une nouvelle rencontre, assis à la table d'un cabaret où l'on joue du rebetiko, le voici résolu à partir, contraint et forcé, pour la Norvège. Plus loin, on verra une famille ruinée et expulsée. Mais on ne sait pas grand-chose de tous ces personnages croqués en quelques secondes. On peut bien sûr s'indigner de ces scènes. Mais cette indignation, ce ne sont pas les personnages qui l'auront suscitée, ils n'en ont pas le temps ni la force. C'est une indignation qui est née en quelque sorte en dehors d'eux, avant de voir le film.
La troisième fiche, ce sont les réfugiés et les frontières. Au générique, Djam se sert des grillages flambants neufs d'une frontière indéterminée comme de support à ses pas de danse. C'est émouvant et fou, et cela fait attendre le meilleur. Mais on n'aura droit qu'à des images isolées. Des rails à la frontière avec la Turquie, vague évocation de marches harassantes et, à l'autre bout du film, de retour à Lesbos, des monceaux de gilets de sauvetage accumulées sur le rivage, juste en face de la côte turque qui découpe ses montagnes toutes proches dans la brume. La copine de Djam passe et repasse entre ces débris étranges, sans rien dire. Images impressionnantes par leur valeur documentaire, mais qui ne jouent qu'un rôle secondaire dans le déroulement de l'histoire. Bien sûr, le rebetiko est une musique de voyage et d'exil, mais est-ce assez pour servir de liant à des éléments si dispersés ?
Bref le film permet de se convaincre, s’il en était besoin, que les bons sentiments, même accompagnés de belles mélodies, même avec des fiches empruntées au grand manuel des Indignés, ne suffisent pas pour faire un bon film. Un film, sauf cas très rare, n'est-ce pas d’abord une intrigue, une construction savante, ingénieuse, prenante, captivante ? Comme on revient de Grèce, et qu’on est touché par le rebetiko, on est prêt à pardonner beaucoup pendant le film, qui n’est d’ailleurs jamais ennuyeux ni plat. Mais l’avis se fait un peu plus sévère une fois passée la dernière image !