Un film coup de poing, à la fois sobre et âpre, qui donne à voir les formes et les effets de la violence sociale induite par les dérives du capitalisme actionnarial. Un film nécessaire, car il faudrait qu’enfin chacun prenne la mesure des iniquités et du chaos créés par le diktat de la finance. Un film dérangeant, qui déplaira à tous ceux qui refusent de voir la mauvaise foi et le cynisme abject dont sont capables nos élites économiques. Certes, le parti pris naturaliste de S. Brizé se fait parfois quelque peu trop saillant, avec des artifices de réalisation trop redondants pour demeurer inaperçus (cadrages sauvages, effets de vignettage, etc.). Mais la magie opère malgré tout, et la fiction s’avère ici plus exhaustive et véridique que les meilleurs documentaires traitant du même sujet. Oui, certains diront que le propos du film est orienté, biaisé, et qu’il se fait trop simplement accusatoire. Ils auront tort. La neutralité, cette chimère des âmes pusillanimes, cette illusion consubstantielle de toutes les idéologies visant au « consensus démocratique », n’eût pu ici que consister en un lissage de la réalité conflictuelle des rapports intrinsèquement dissymétriques entre le capital et le travail. Or, sauf à se complaire dans un irénisme mystifiant, il n’y a pas lieu d’édulcorer l’antagonisme qui, nolens volens, traverse structurellement les sociétés capitalistes. Au contraire, il faut oser montrer dans sa version extrême la brutalité réelle des rapports de force entre le patronat et le prolétariat. Non pas parce que l’affrontement le plus ouvert et radical serait la norme, mais parce que sa tragique éventualité est inscrite dans la logique même du système capitaliste. S. Brizé a donc raison de nous montrer des ouvriers « en guerre ». D’habitude, nos frileuses convenances nous font parler des ouvriers « en lutte », et par cet euphémisme nous nous évitons sans doute de penser que les combats sociaux opposent des ennemis et pourraient donc un jour dégénérer en guerre civile. Ceci dit, cette perspective très improbable n’inquiète que peu les dominants. De fait, les révoltés sont rares et démunis face aux puissances d’argent. D’ailleurs, la fiction réaliste de S. Brizé ne passe pas outre ce constat fort déprimant pour ceux qui rêvent encore d’un Grand Soir. En effet, parmi les ouvriers sommés de consentir, en violation d’accords passés, à leur licenciement économique et à la fermeture de leur usine, seule une poignée de récalcitrants s’acharne jusqu’au bout à faire grève et à lutter pour obtenir coûte que coûte le strict respect des promesses faites par la direction du site. Pris à la gorge financièrement, les autres se résignent et retournent travailler. De plus, certains d’entre eux ont pris en haine Laurent Amadéo, le généreux leader de la minorité intransigeante, un résistant hors du commun (auquel V. Lindon a su prêter ses traits d’une manière époustouflante). Ils lui reprochent d’être allé trop loin dans le combat et d’avoir de ce fait barré la voie de la négociation alors qu’elle eût permis l’obtention de meilleures indemnités de licenciement. Au bout du compte, à la défaite s’ajoute la division. Et même si par un geste ultime, désespéré, mêlant protestation et expiation, Laurent Amadéo obtient une petite victoire posthume au bénéfice de ses camarades, le film de S. Brizé nous fait surtout sentir combien les ouvriers sont seuls et impuissants dans leurs combats. Il y a même quelque chose d’irréel et de crépusculaire dans les scènes où, sans que leurs cris ne nous parviennent, nous les voyons s’époumoner derrière leurs drapeaux et leurs banderoles : seul continue de résonner, à la manière d’une clameur désespérée s’accélérant dans le lointain, le tremolo spectral d’une guitare sursaturée.