Après avoir adapté avec talent Guy de Maupassant dans « Une Vie » (2016), un film injustement snobé par une grande partie des critiques, Stéphane Brizé opte pour la voie de la prudence en revenant à ce qui a fait son succès, le drame à caractère social. Comme dans « La Loi du Marché » (2015), le seul acteur professionnel apparaissant dans le film est Vincent Lindon, mais le personnage qu’il incarne dans « En guerre » diffère assez sensiblement de celui qu’il jouait dans le film précédent. Au lieu d’être un homme rabaissé, voire même écrabouillé, par « la loi du marché », il interprète, dans ce nouveau film, un leader syndicaliste particulièrement déterminé à se battre et à ne rien lâcher.
Pour raconter son histoire de lutte, Stéphane Brizé, bien plus qu’il ne l’avait fait pour le film de 2015, lui a résolument donné une forme quasi documentaire, alternant les séquences de reportages télévisés et les scènes prises sur le vif ou donnant, en tout cas, cette impression. Le dispositif mis en place par le cinéaste et son équipe ont clairement pour but de mettre le spectateur comme en immersion dans cette réalité des salariés en lutte contre un système qui les broie impitoyablement. Seules quelques scènes de la vie privée, en famille, du personnage joué par Vincent Lindon, nous rappellent le caractère fictif de l’œuvre, mais elles sont trop rares pour changer quoi que ce soit à la perception globale des spectateurs. Le film s’inscrit dans un certain courant très réaliste qu’adoptent volontiers certains cinéastes contemporains, un courant qui, je dois le dire, provoque toujours, chez moi, un peu de gêne, un peu d’insatisfaction. Un cinéaste comme Stéphane Brizé, qui a adapté un roman de Maupassant, ne devrait pourtant pas se méfier de la fiction… Or, ici, tout le dispositif vise à réduire à presque rien la dimension fictionnelle pour donner l’illusion d’une plongée dans une réalité déterminée. J’emploie le mot « illusion » car, en fin de compte, personne n’est dupe et l’on sait bien, quand on est spectateur d’un tel film, ne serait-ce que parce qu’on est assis dans son fauteuil, qu’on a affaire à du cinéma, avec tout ce que cela comporte du point de vue des choix de mise en scène, d’éclairage, de montage, etc. D’une certaine façon, on est en présence d’un cinéma qui voudrait se faire passer pour autre chose que ce qu’il est.
Avec Stéphane Brizé, néanmoins, malgré la réserve que je viens d’énoncer, ni l’efficacité du film ni son impact ne sont en rien diminués. L’entreprise Perrin, dont il est question dans le film, ainsi que l’usine de sous-traitance automobile d’Agen que l’on projette de délocaliser, sont fictives, mais la lutte (voire la guerre, comme l’affirme le titre) que l’on voit se dérouler sous nos yeux ne correspond que trop à ce dont l’actualité se fait régulièrement l’écho. Il faut savoir gré au réalisateur d’avoir pris soin de dépasser l’aspect médiatique de cette sorte d’événements en mettant en parallèle, tout au long du film, des scènes de reportages télévisés et des scènes (les plus nombreuses) auxquelles n’assistent pas les journalistes et dont rien ne paraît sur les petits écrans. Or ce sont ces scènes-là qui sont les plus intéressantes, car elles nous font percevoir la complexité des discussions, des tractations, des débats. Elles s’opposent au caractère réducteur de ce que présentent les médias. Elles prennent soin aussi, et il faut complimenter le réalisateur à ce sujet, d’éviter le basculement dans un manichéisme qui serait simpliste et décevant. Il n’en est rien, les représentants patronaux étant eux-mêmes manipulés et, de ce fait, incapables de sortir de la logique qui leur est imposée.
Même s’il dénonce clairement (et à juste titre) les dérives et les violences insupportables d’un système ultra-libéral qui se soucie comme d’une guigne des ravages qu’il cause sur les salariés, sur leur vie, sur leur devenir, pour ne se focaliser que sur des questions de rentabilité, le film évite d’autant mieux le manichéisme qu’il montre la guerre non seulement du point de vue classique salariés contre patrons, mais aussi à l’intérieur même du groupe des ouvriers en lutte. C’est là que le film s’imprègne de toute sa dureté, de toute sa dimension tragique, en mettant en scène, comme conséquence de la sournoiserie du système libéral relayée par les discours des représentants patronaux, les divisions qui se creusent, de manière très brutale, au sein même du groupe des salariés. Entre ceux qui veulent poursuivre la lutte jusqu’au bout afin d’essayer de sauver les emplois et ceux qui, pris à la gorge par leurs soucis financiers du moment, préfèrent baisser les armes afin de toucher le chèque promis par le patronat, le dialogue s’avère de plus en plus tendu.
Comme je le disais précédemment, dans ce film, contrairement au personnage qu’il joue dans « La Loi du Marché », Vincent Lindon, tout comme ceux qui luttent à ses côtés, faire figure de battant, d’homme presque constamment en colère, ne cessant de se faire le porte-parole des salariés en détresse et de leur devenir. Pourtant, en fin de compte, les deux films se rejoignent dans un même constat très amer qui ne peut laisser insensible qui que ce soit. Les scènes finales de « En guerre », de ce point de vue, sont particulièrement terribles.