Du tragique social.
Il est évident qu'En Guerre porte en germe une critique radicale mais conjoncturelle du processus de libéralisation "En Marche" de notre société. Pour autant, si l'auteur a résolument choisi son "angle", En Guerre est une immersion saisissante dans un conflit social qui se construit, dans toutes ses complexités, devant nous. La caméra naturaliste de Brizé sert ce film paradoxalement très écrit et nous rend acteurs du drame qui se déroule implacablement. Bien sûr, le film n'est pas exempt de biais simplificateurs, avec un patronat forcément cynique, une DRH ou un conseiller social de bonne volonté mais impuissants. Je suis DRH et j'aimerais voir un jour à l'écran un film montrant une figure positive et courageuse de cette fonction. La très grande majorité de mes pairs se battent au quotidien pour accompagner les entreprises et les salariés et éviter la survenance de catastrophes humaines comme celle des usines Perrin. Mais laissons ce point pro-domo de côté... Le film montre également, en germe, la difficulté croissante pour nourrir le dialogue social dans nos entreprises, avec une violence verbale et physique qui s'y substitue parfois, dans le film entre les représentants des salariés même. Le sentiment individuel et collectif de perte de contrôle sur son destin déconstruisent le lien social et conduisent à l'extrême désespérance.
Et c'est en cela, y compris jusqu'à sa fin paroxystique, que En Guerre est un film finalement intemporel s'apparentant à une tragédie grecque.
Pour Aristote, la tragédie comporte un certain nombre de traits intemporels. Une tragédie se noue entre des protagonistes liées par des relations d'amitié (philia) ou d'amour familial (storgê). La désintégration violente du collectif intersyndical, au-delà d'une lecture marxiste simpliste de la désunion de la "classe"ouvrière, illustre d'abord la destruction des liens humains qui s'étaient forgés dans la lutte. Par ailleurs, une tragédie met en scène l’affrontement entre deux normes incompatibles et irréconciliables. Les acteurs sont pris au piège de conceptions extrêmes ayant chacune leurs justifications et leurs (ir)rationalités propres. L'enfermement des protagonistes dans leurs logiques propres les éloigne de la recherche de consensus, les conduit à s'affronter dans un face à face voué à l'échec. Mondialisation contre survie des territoires, émotions et lutte pour son emploi local contre rationalité économique et compétitivité des entreprises, le film expose sans fard et sans caricature ces différentes logiques inconciliables. Brechtien, Brizé choisit son camp mais son film a le mérite de nous faire réfléchir sur l'évolution de nos sociétés, la place du travail... Pouvons-nous vivre dans une société du travail "tragique", au sein de laquelle des "Dieux" de plus en plus omnipotents, de plus en plus désincarnés (Actionnaires de multinationales "invisibles", décideurs anonymes actionnant des directeurs "salariés comme les autres" comme des pantins sans pouvoirs propres...) excluent des individus qui ne peuvent plus s'adapter aux évolutions des lois du marché? Comment penser l'évolution du travail, de sa place dans nos vies, quand la logique de destruction créatrice schumpeterienne ne semble plus être compatible avec la capacité humaine d'absorption de changements de plus en plus rapides, quand l'on sait que ce sont désormais les métiers de "cols blancs" qui sont désormais "disruptés" par l'automatisation digitale et demain par l'IA?...
Enfin, les tragédies naissent d'une erreur initiale du protagoniste central (ici Vincent Lindon) et ne procèdent jamais du vice ou d’une méchanceté de sa part. En l'espèce, Laurent Amédéo est profondément convaincu que l'instauration d'un rapport de force radical, par un blocage des moyens de production, sera de nature à nouer un dialogue social, que lui et son organisation syndicale refusent par ailleurs. Cette erreur, conduisant à un basculement absolu de la situation du personnage principal (passage du bonheur avec l'obtention d'une réunion avec le PDG au malheur avec l'effondrement de l'espoir représenté par l'échec d'un plan de reprise irréaliste sur le plan économique), construit dans l'amplification le dénouement funeste de toute tragédie, avec une disproportion entre la cause et les effets tragiques engendrés. C'est en ce sens que le dénouement paroxystique de En Guerre, peut-être outrancier eu égard à la situation d'espèce, représente une conclusion logique de cette oeuvre tragique.