Après avoir adoré Mektoub, my love : canto uno, j'attendais avec impatience cet "Intermezzo". Mais j'avais finalement accordé peu d'importance à ce mot signifiant "intermède" en italien : un intermède, c'est une pause dans le récit, ce n'en est pas la continuation. Et c'est exactement ce qui arrive ici, à savoir que Kechiche, de plus en plus libre, fait de ce film une sorte d'extension (3 h 30 au compteur !) de la séquence de vingt minutes en boîte de nuit située à la fin du "Canto uno".
Ici, la première demi-heure sur la plage place la plupart des protagonistes du premier film face à une nouvelle venue, Marie, jolie parisienne en vacances en ce mois de septembre 1994 (l'action de ce film, resserrée sur 24 heures, se situe seulement quelques jours après la fin du premier volet). Le film semble alors presque bégayer des scènes du "Canto uno" : Tony reprend ses imitations d'Aldo Maccione, refait des promesses intenables (à Ophélie) et apparaît alors comme un personnage ridicule, presque jusqu'au malaise (la suite ne fera que confirmer cette impression). Kechiche ne porte plus alors sur lui ce regard mi-attendri mi-lucide qu'il avait dans le premier film : il est ici impitoyable envers ce mythomane à bout de souffle (on note au passage que pour un film dénoncé par certains de ses détracteurs comme misogyne, il est ironique que le seul personnage montré comme négatif soit un homme...). On comprend que le cinéaste ne cherche pas à mettre en place des enjeux dramatiques très importants : Marie et Aimé (ce dernier, monstre de puissance sexuel, voit son rôle nettement plus étoffé que dans le premier film où il n'apparaissait que brièvement) ne servent qu'à fournir la dose de fiction nécessaire pour alimenter le film en scènes et discussions souvent anodines, bien sûr, et parfois inaudibles - mixage inachevé (la version présentée à Cannes n'est sans doute pas définitive) ou choix stylistique visant à pousser à fond le curseur du naturalisme ?
Ce que vise Kechiche avec cette œuvre, c'est une forme de transe procurée par la longueur et la répétition des scènes, de danse principalement, et on a peut-être jamais vu filmée ainsi, dans toute son intensité et sa vitalité, une dépense physique aussi absolue. Ces scènes sont évidemment d'une sensualité débordante, parce qu'on a rarement vu un cinéaste filmer avec un désir aussi contagieux ses actrices, et le film est déjà brûlant bien avant sa séquence de cunnilingus de treize minutes, d'une puissance d'incarnation vertigineuse.
Ce degré d'incarnation rare au cinéma, mais si courant dans le cinéma de Kechiche, se retrouve évidemment dans les moindres détails : quand le personnage de Camélia, interprétée par Hafsia Herzi, bâille au milieu d'une conversation, on voit bien que la caméra capte le bâillement de l'actrice, que celui-ci n'est pas feint. Le naturalisme, comme écrit plus haut, est loin d'être abandonné ici, mais la longueur et la répétition des scènes, enflammées par l'électricité du décor (une discothèque pendant les trois quarts du film), font pencher l'œuvre vers une sorte de tournoiement ivre et abstrait, où les corps s'attirent, s'enlacent et s'épuisent, jusqu'à provoquer l'hypnose du spectateur, qui perd rapidement la notion de durée devant cette ronde dionysiaque - le film est trop long, oui, mais on se dit aussi qu'il aurait pu durer encore plus longtemps. Film hors-normes, d'une radicalité folle et donc pas forcément aimable, cet Intermezzo propose rien moins que d'assister à du jamais-vu. Un choc, vraiment.