L’argument original d’Ava, premier film de Léa Mysius, donne d’abord au film sa gamme visuelle : l’héroïne éponyme, à treize ans, est à la veille de perdre progressivement la vue, ce qui se traduit à l’image par une palette de couleurs saturée, usant de filtres qui donnent au décor balnéaire familier un aspect étrange, entre image d’Épinal et paysage fantastique au zénith. La dégénérescence de la vision d’Ava est encore figurée par la couleur noire, qui envahit le quotidien de la jeune-fille. Ainsi, dès les premières secondes du film surgit un chien noir, beau, inquiétant, tache noire dans le paysage ensoleillé, surgissement de la sauvagerie animale dans l’environnement estival peuplé de touristes, il est aussi le guide qui nous mène à l’héroïne endormie. Symbole sexuel, peut-être convoqué en rêve par l’inconscient-même de la jeune-fille, il est en tout cas doué d’une force d’évocation qui va encore s’épaissir par la suite.
L’été de ses treize ans, pour Ava, l’éveil des sens se conjugue avec le deuil de celui de la vue. Et cela va décupler la rage adolescente du personnage, qu’on apprend à connaître dans la première partie du film grâce à la lecture de son journal intime, en voix-off, ou face caméra. Sombre, à l’opposé de sa mère charmeuse, la jeune-fille va éprouver son corps et sa nouvelle donne : un corps tout juste pubère, un corps sans la vision. Voulant s’aguerrir, elle multiplie les expériences sensorielles, comme se baigner nue dans l’océan ou marcher sur un toit les yeux bandés. Le film joue avec le medium-même de la représentation cinématographique. Les contre-jours, les plans sous-éclairés et de nuit nous rappellent d’ailleurs constamment la cécité prématurée d’Ava.
Malgré sa frayeur, celle-ci ne se dérobe pas lorsque apparaît l’amour, le premier, chargé de désir et d’absolu, sous les traits d’un beau Gitan ténébreux, hors-la-loi qui vit sur le sable chaud. Bien au contraire, la jeune-fille fonce et va jusqu’au bout, petite sœur précoce des mythiques créatures Bonnie-Faye Dunaway d’Arthur Penn1 ou Lili-Isild le Besco de Benoît Jacquot2 : elle épouse la cause du rebelle et entre dans l’illégalité et la fugue. Léa Mysius n’a pas peur des clichés, peut-être parce qu’ils nous parlent des premières fois. Comme son héroïne, elle les prend à bras le corps et par la force de sa volonté et de sa singularité, les rend siens et totalement originaux. Séquence split-screen aux allures de comics, qui croise Bonnie and Clyde avec Robinson Crusoé chez les nudistes, jouissive ; séquence clip sur le tube électro-pop Sabali d’Amadou et Maryam, aussi intense que drôle ; virée en territoire gitan qui module in-extremis le genre du film et flirte avec le documentaire engagé : le film de la jeune réalisatrice sait maintenir l’intérêt et l’émotion du spectateur de bout en bout.
A l’instar de son personnage féminin, jeune et vulnérable mais dépeint en guerrière, le premier film de Léa Mysius s’impose et vivifie.
1Bonnie and Clyde, Arthur Penn, Etats-Unis, 1967
2A Tout de suite, Benoît Jacquot, France 2004
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