Pénombre : les allées d’un supermarché ; une valse de Strauss retentit soudain, diffusée par la sono nasillarde du lieu ... Des images de couples fastueux, issus d’un autre âge, viennent à l’esprit, glissant soyeusement sur des parquets cirés... Ce sont des chariots-élévateurs qui surgissent soudain, filant ou pivotant au rythme de la musique. Alliance de deux siècles, par la distorsion qui s’établit entre le son et l’image, étrange alliance de deux univers si éloignés : les palais et les supermarchés. Le ton est donné !
Ce troisième long-métrage de Thomas Stuber ne cessera pas de travailler cet écart entre un lieu, prosaïque et humble au possible, et la grandeur de ce qui s’y joue. Dostoïevski, Tchekhov, Wiechert n’auraient pas procédé différemment...
Nous pouvons songer à nombre d’autres films allemands, à commencer par « L’Assureur-Vie » (2006) de Bülent Akinci, « Valerie » (2013) de Birgit Möller, ou plus récemment « Nuits claires » (2017), de Thomas Arslan...
Le décalage est en effet l’arme principale du réalisateur allemand, qui adapte ici une nouvelle de son compatriote Clemens Meyer, également co-scénariste et auteur du roman adapté au cinéma par Andreas Dresen, « Le Temps des rêves » (2015).
Décalage au niveau de l’image et grâce au travail du directeur de la photographie, Peter Matjasko : les couleurs volontiers criardes d’un supermarché sont adoucies, comme affadies, soulignant la monotonie désespérante dans laquelle évoluent les petits êtres en blousse bleues condamnés à gagner et à perdre leur vie en un tel lieu. Décalage dans le son, puisque le lien amoureux instantané et irrépressible qui prendra naissance dans ces allées entre Christian (Franz Rogowski), le nouveau préposé aux boissons, et Marion (Sandra Hüller), « Mademoiselle Confiserie », ainsi qu’il l’interpelle, provoquera dans la bande-son, à chaque fois que Christian posera sur Marion ses grands yeux tristes et rêveurs, un bruit de vagues déferlants doucement. Appel à un ailleurs, sinistrement figuré par le grand palmier en photographie jaunâtre qui orne tout un mur du local destiné à la pause des employés mais qui retrouve, ici, dans ce décalage du son, toute sa pureté. Décalage entre le caractère sinistre d’un lieu suprême d’exploitation de l’homme par une instance financière aussi tyrannique qu’invisible et le terreau paradoxal que peut devenir un tel lieu, espace qui pourra même se faire cocon pour protéger et encourager la naissance d’une nouvelle force de vie. Décalage, également, entre le mutisme arboré par Christian, aussitôt remarqué par son collègue de travail et mentor dans le maniement des chariots, Bruno (Peter Kurth), et la prolixité sensible que ce personnage développe en voix off, puisqu’il est le narrateur qui accompagne par moments les actions à l’écran, certains longs plans contemplatifs, et les nimbes de la nostalgie qui auréole les choses qui ne sont plus.
Car, loin d’être uniquement la bluette que les annonceurs voudraient nous laisser imaginer, « Une Valse dans les allées » livre aussi, en mode mineur, toute une réflexion, sociétale, sur les dévastations causées chez l’homme par un travail sans âme, et historico-politique, sur les méfaits de la réunification des deux Allemagnes et du passage généralisé à une économie de marché. Sans aucun slogan, avec une grande sobriété dans les commentaires, Thomas Stuber montre comment certains pourront y perdre la vie et d’autres, presque miraculeusement, avec la complicité bienveillante d’une équipe qui veut préserver un fondement aux rêves, s’en échapper, par un duo nécessairement solitaire.
Que dire de la mise en exergue du gaspillage institutionnalisé ( les poubelles , ah , ces poubelles ! ). La solitude vécue par chacun des protagonistes suinte au cours du récit ... Magnifique !