Voila un film qu'il faudrait projeter dans les écoles de cinéma pour tous les futurs réalisateurs et pendant qu'on y est le projeter également pour tous ces pseudo-réalisateurs français qui n'ont pas encore compris ce que signifiait "mise en scène". Inutile de les citer mais quand on voit quels sont les films français qui cartonnent en ce moment, on est en droit de se demander jusqu'où on pourra descendre.
Il y a un plan dans ce film qui résume à lui seul le génie de Spielberg et qui éclaire brillamment le fossé qui existe entre la plupart des faiseurs de films français et lui.
Nous sommes dans la salle de rédaction du journal, l'homme qui a fini par récupérer les "Pentagon Papers" est assis à son bureau. Il attend, comme tous les autres journalistes, la décision capitale qui doit tomber d'une seconde à l'autre. La propriétaire du journal va-t-elle avoir le courage de publier ces documents. La tension est extrême et l'attente insoutenable. Il y a un très léger travelling avant. La caméra avance vers le bureau et les yeux du public sont fixés sur ce journaliste derrière son bureau. Et puis on voit soudain quelques objets posés sur ce bureau qui se mettent à vibrer. Et on comprend que les rotatives qui impriment le journal se sont mises en marche.
Pas un mot, pas un effet de caméra. Rien. Rien que l'efficacité d'une véritable idée cinématographique, la trouvaille d'un vrai réalisateur. Chapeau.
Et ce n'est qu'un exemple parmi bien d'autres dans ce film réalisé au cordeau où les ellipses donnent tout leur sens au film. Des ellipses, nombreuses, qui montrent à quel point le réalisateur parie sur l'intelligence du spectateur. On ne souligne pas le propos d'un gros trait rouge, on se contente de filmer au plus près des personnages. Au spectateur de remplir les blancs.
Spielberg évite tous les pièges à commencer par le parti-pris de faire du personnage féminin la clé de voute de son histoire alors que le choix évident aurait été de construire le film autour de Tom Hanks, le rédacteur en chef. Il choisit l'angle le moins facile renonçant à refaire un film qu'on a déjà vu tant de fois, celui du journaliste face aux politiques qui va surmonter tous les obstacles pour faire triompher la liberté de la presse. Le combat, passionnant au demeurant, se situe à un autre niveau. En décrivant le dilemme devant lequel se trouve Meryl Streep, la propriétaire, face à ses actionnaires, il décale son film et l'enrichit d'autant plus, car Meryl Streep n'est pas tout à fait à sa place et elle n'est propriétaire de ce journal que par défaut suite à la mort de son mari. Elle n'a jamais travaillé auparavant et, seule femme devant un parterre d'hommes aguerris aux manœuvres financières et politiques, elle est presque perdue. L'épreuve qu'elle traverse en passant des réceptions mondaines à l'imprimerie du journal est mise en parallèle avec la volonté de Tom Hanks d'avancer coute que coute, d'aller au combat pour la beauté de son métier. Alors que Meryl Streep, elle, ne sait pas vraiment ce qu'elle doit faire, quand bien même c'est elle qui doit dicter sa décision à Tom Hanks. Il est d'ailleurs intéressant de noter que c'est une autre femme, très effacée dans le film, qui ouvre les yeux de Tom Hanks qui n'a pas compris l'enjeu derrière la publication de ces documents.
Evidemment magnifié par cette mise en scène éblouissante il y a deux acteurs prodigieux. Deux acteurs que, personnellement, je n'ai jamais vus, moins qu'excellents. Si on voulait vraiment chercher la petite bête, on pourrait dire que Tom Hanks qui a probablement le rôle le plus facile des deux mérite un 11 sur 10 alors que Meryl Streep pourrait se contenter d'un 10 sur 10. Mais son rôle est extrêmement complexe et difficile; Elle doit mêler à la fois l'effacement, la timidité, la force de caractère, les blessures de la vie, la volonté, l'hésitation… et tout ça pratiquement en même temps. C'est quasiment mission impossible, et si elle est presque parfaite de bout en bout, il y a de brefs moments ou cette complexité du personnage ne peut que laisser apparaître le travail de la comédienne. Mais peut-on vraiment le lui reprocher ?
Quoi qu'il en soit, pourvu que Spielberg continue à réaliser des films de ce calibre encore longtemps.