J'ai aimé revoir mes provinciales.
Ce deuxième regard, avec davantage de hauteur, et d'avance, était intéressant. Je n'ai pas ressenti la même chose à la fin du film, lors de ce zoom final, lent, au travers de la fenêtre ouverte donnant sur les toits du 14eme arrondissement de Paris. J'ai vu davantage son bien-être en construction, un peu à l'image du paysage, avec grue, murs, antennes et cheminées. J'ai perçu, dans cette vue aérienne, la hauteur qu'Etienne prend dans sa vie. La première fois, j'avais eu peur qu'il se défenestre, en écho à celle de Mathias d'une part, et aussi du fait de mon incertitude sur son état d'esprit. En effet, il y a cette ligne de crête sur laquelle on se promène tout au long du film, aux côtés d'Etienne, séparant deux abîmes. Lors de cette relecture, j'ai perçu Etienne davantage solide, en résonance avec ce paragraphe des lettres luthérienne de Pasolini, qu'il relit dans le plan précédent. Jusqu'à la fin, Etienne doute, hésite, manque d'enthousiasme. Barbara, depuis sa douche, parle d'acheter un piano, de jouer à 4 mains à défaut de "bien" jouer, en réponse à Étienne ayant argumenté du manque de place et du fait qu'il ne jouait pas bien.
Après la séance, ma fille n'était pas d'accord avec l'idée que ce film montrait la réalité telle qu'elle était. Elle disait que c'était plus dans un "mektoub my love" que l'on filmait la vraie vie. S'en est suivi un long débat sur la beauté des acteurs, leurs beautés extérieure et intérieure. Les filles qui entourent Étienne sont chacune différentes et toutes de très belles personnes et bienveillantes à son égard. Les garçons sont plus complexes. Les êtres poussent Étienne à évoluer, chacun à leur façon. Ce qu'il fait d'ailleurs, de façon réaliste, en travaillant dans un job bien payé pas trop éloigné de sa passion (série TV), tout en écrivant son prochain long métrage sur lequel il travaille depuis 2 ans. Ainsi, il est en résonance avec Pasolini : il "continue simplement à être lui-même". Il a donc évolué, car à son entrée à la fac de cinéma, il déclare radicalement que "les images et le cinéma sont des choses différentes". Il est devenu comme un instrument avec une caisse de résonance : au delà de ses propres vibrations, celles de ses cordes de vérité, il capte aussi les vibrations qui l'entourent. Il rentre en résonance avec les êtres et l'environnement dans lequel il évolue. Se nourrir de soi, de ce que l'on est, avec détermination, avec consistance dans une sorte de discipline du "rester soi-même", tout en sachant ouvrir la fenêtre, laisser rentrer l'air frais. Etre réceptif à la beauté des êtres, aux rencontres et aux opportunités qui se présentent à nous au cours de notre vie.
Ainsi, j'ai beaucoup aimé la dernière partie du film, 2 années s'étant écoulées. Etienne semble serein dans ce café, prenant le temps, comme une éponge, de se connecter à son environnement, de regarder les êtres qui sont autour de lui. Ce n'est pas mélancolique comme au début de la quatrième partie "Le soleil noir de la mélancolie". Au contraire, Etienne semble avoir ses racines bien plantées dans la vie pour aller puiser les substrats dont il a besoin pour nourrir son film, son existence. Exister, sistere ex, trouver un sens à sa vie au dehors de soi et au travers de ce que l'on réalise.
Dans cette dernière partie également il y a cette nouvelle rencontre avec Annabelle, la fille de feu, qui à l'instar de Mathias symbolise l'absolue radicalité, les certitudes. "As-tu déjà vu quelqu'un changer d'avis dans une discussion" dit Mathias en soirée, alors à quoi bon discuter... C'est parce que ce sont deux êtres de lumière qu'Etienne tombe amoureux d'eux. Deux années plus tard, Annabelle est restée également consistante avec ce qu'elle est, toujours militante. Elle le fait avec détermination mais aussi avec une forme de critique et de recul par rapport à ce qui s'est passé avec Mathias. Elle a l'air sereine et heureuse. Il se quittent d'ailleurs sans rien se promettre, sans échanger leur téléphone ou se donner rendez vous, car ce n'est pas cela qui est important. Ce qui compte, c'est de voir que les êtres ont évolué et qu'ils sont bien dans leur vie, chacun creusant son sillon, certes différents et parallèles, mais ils partagent, au-delà d'une histoire commune, une façon de vivre et d'être soi-même.
L'échec de la relation entre Annabelle et Mathias est, je trouve, très signifiant également. Il faut un équilibre entre le ciel et la terre. Annabelle se dit terrienne, avec les pieds sur terre à l'image, dit-elle, de son nom de famille "LIT". Elle est donc proche d'Étienne en ce qu'elle est une terrienne rêveuse. Son côté terrien lui permet de combattre son manque de confiance en elle, comme une scène dans un café l'évoque : elle s'effondre et avoue à Étienne que cette confiance qu'il a en elle la chamboule, qu'elle lui donne le sentiment d'être une petite fille. On voit bien que quelque chose de dramatique et historique est à l'œuvre pour Annabelle.
Ses deux pieds dans le réel et ses combats lui permettent de faire quelque chose de ce qui qui la dévore au fond d'elle, probablement une blessure ancienne.
Quand Annabelle joue de son nom, LIT, c'est en fait une anti allégorie métaphorique. Le lit symbolise le repos alors qu'en fait elle est en hyper effervescence, dans un fracas continu avec le monde. Mais elle le fait avec les pieds sur terre, comme son lit.
Trop rêveuse pour Mathias, leurs combats d'idéaux feront collapser leur histoire.
Mathias et Annabelle symbolisent, à des degrés différents, l'engagement et la recherche d'absolu. Étienne est attiré par cette lumière mais, à l'instar d'Annabelle, il arrive à garder cette quête comme un phare, sans se fracasser comme le fera Mathias. Étienne et Annabelle y parviennent grâce aux êtres qui les entourent mais aussi grâce à ce qu'ils mènent, un film pour Étienne et un combat pour Annabelle. Ils poursuivent chacun leur rêve en l'ancrant dans des actions, dans le réel.
C'est en cela que je trouve que ce film nous montre la vie réelle en refusant de nous livrer une vision mélancolique, esthète, intellectuelle ou manichéenne. Le choix de filmer avec des plans très serrés sur les visages et en noir et blanc participe à nous obliger à rester concentrer tout du long sur les êtres.
J'aime ce film, les personnages, l'esprit, l'invitation qu'il lance : comme les hommes des cavernes, ne peignons pas par ennui. Ne créons pas pour faire plaisir à un public, seulement, mais créons pour comprendre le monde qui nous entoure, pour y apporter notre contribution, pour nous découvrir, pour exister.
Le film débute et se termine en plan serré sur Etienne. Le dernier plan est un zoom lent sur les toits d'un quartier "ni-ni" de paris, le 14ème. Zoom lent sur la cinquième symphonie de Mahler, sur l'adagio. L'histoire de cette symphonie fait écho à ce qui semble se tramer à ce moment dans la vie d'Etienne. L'ouverture de la 5ème symphonie de Mahler est une marche funèbre. Mahler l'a écrite alors qu'il est confronté à sa mort au cours d'une grave hémorragie. D'aucuns ont écrit que l'adagio est une lettre d'amour musicale à l'attention d'Alma Maria Schindler que Mahler rencontra et épousera durant l'écriture de cette symphonie. Leur passion contribua probablement à sauver Mahler et sera à l'origine d'une grande rupture dans sa vie artistique. Mais cette passion fut tumultueuse car Alma Schindler, de 19 ans plus jeune que Mahler, est belle, cultivée, courtisée mais aussi une séductrice de grands hommes. L'adagio peut se concevoir comme une étincelle de vie, une renaissance, un point d'inflexion vital au sein d'une symphonie qui symbolise la résilience de Mahler. Ainsi, ex-ister grâce aux êtres que l'on rencontre comporte son revers de médaille et sont lot de déconvenues et de souffrances. Tel est Etienne, à la fin du film, se situant à ce point d'inflexion, cheminant sur cette ligne de crête. Mes provinciales est une oeuvre en 4 actes, dont le dernier se termine à l'opposé de son titre "le soleil noir de la mélancolie". Il se termine dans une grande clarté, en gros plan sur le visage d'Etienne sur lequel on ne décèle aucune mélancolie, en alternance puis en finissant par un zoom lent sur les toits d'un Paris banal et en construction. De bout en bout, en filmant serré sur Etienne puis en nous projetant sur les toits, Jean-Paul Civeyrac nous présente un miroir. Difficile de s'extirper de la peau, du coeur et de l'esprit d'Etienne, de Lyon à Paris et jusqu'à ce plan final à travers la fenêtre qui nous ramène en introspection. C'est alors que resurgissent les mots de Pasolini, qu'Etienne prend la précaution de nous remémorer pour la deuxième fois quelques minutes auparavant : "« Contre tout cela, vous ne devez rien faire d’autre, je crois, que de continuer simplement à être vous-mêmes : ce qui signifie être continuellement méconnaissables, oublier immédiatement les grands succès et continuer, imperturbable, obstiné, éternellement contraire à prétendre, à vouloir, à vous identifier avec ce qui est autre, à scandaliser, à blasphémer ».
Contemplant les toits de Paris, Etienne ne semble ni heureux, ni malheureux. Tout au long de ce parcours initiatique, il a cheminé en évitant de sombrer dans l'utopie et la dépression de Mathias, tout en échappant à l'hyper rationalité et la banalité qu'incarnent Julie et ses parents. Il est acteur, ni immobile, ni hyper actif. Il est libre, grâce aux choix qu'il a réalisés, pars ses actes.
Etienne semble basculer, quand, après l'annonce de la mort de Mathias, il rentre dans un long monologue avec son dernier colocataire, sourd et muet de langue française, mais pas du coeur. Ce dernier permet à Etienne, par son empathie, de comprendre ce qui est essentiel : À quoi sert de vivre, à quoi bon cohabiter dans le monde avec les êtres et les choses, si ce n'est pas pour les comprendre et accédez à eux ? Étienne se rend compte qu'il ne savait pas qui était Mathias. Il ne sait pas où il habite. Mais est-ce important ? La question se pose de savoir s'il faut tout savoir des êtres que l'on aime. La sincérité, l'engagement, l'honnêteté doivent-ils confiner à la totale transparence ?
Valentina la première colocataire d'Étienne l'interpelle sur sa soi-disante fidélité à Lucie, son premier amour. Valentina est une belle personne, équilibrée, elle démontre à Étienne que l'important n'est pas tant d'être honnête avec les autres que d'être honnête envers soi-même. Elle pousse la provocation jusqu'à prétendre qu'aimer deux femmes en même temps, si chacune d'elles est heureuse et ignore la présence de l'autre, ne pose aucun problème. Jean-Paul Civeyrac nous tend à nouveau le miroir, car chacun trouvera ici une réflexion personnelle sur la cohérence de ses actes au regard de ses valeurs et sa morale.
D'une certaine façon tout au long du film la posture "sur le fil" d'Étienne nous incite à penser que l'on ne peut pas rester dans un entre-deux sur ces questions car, en référence à Sartre, "ne pas choisir c'est encore choisir."
Sartre, à propos de la liberté, disait que “Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu�. Cette autre citation, “On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous�, illustre la position d'Etienne qui remercie ses parents non pas pour ce qu'ils sont mais pour ce qu'ils lui permettent d'accomplir, tout en mesurant ce qui les séparent, leurs modes de vie, leurs visions du monde, leurs attentes, leurs rêves. “Ne pas choisir, c’est encore choisir�. La question du choix est présente tout au long du film. Quand Etienne projette son film à Lucie afin de recueillir son avis, ce qu'elle fait, alors Etienne résiste aux arguments de Lucie, et dit "je ne vais quand même pas tout couper". Il est écartelé entre le changement pour un meilleur film et ne pas sacrifier ce qu'il a accompli. Au final, plus tard il n'aura pas de problème à décider de le jeter à la corbeille. Tout au long du film cette question du choix est évoquée au travers des discussions entre étudiants relatives au montage des films : faut-il attendre le montage pour définir le scénario, ou faut-il avoir un scénario comme fil rouge au tournage ? La position de Jean-Paul Civeyrac semble claire sur ce point : si l'on cherche à écrire l'histoire après avoir agi on se plante. Il l'exprime au travers de la mésaventure d'Eloïse, pourtant élève cinéaste reconnue, qui plante son film après avoir décidé de se "laisser porter" au tournage, par ce qu'elle se "sentait libre". C'est également ce que Mathias dit, à propos de son film que l'on ne verra jamais, quand il dit qu'il verra bien ce qu'il fera au montage, ce référant à un auteur qui prônait cette approche. Deux visions du monde s'opposent, diriger ou se laisser diriger par les événements. La liberté et le bonheur résident-ils dans l'absence de plan ? Jean-Paul Civeyrac semble nous indiquer qu'il faut avoir une intention avant d'agir, qu'il faut mettre nos actes au service du scénario.
Si cela est vrai pour une oeuvre cinématographique, qu'en est-il de notre vie ? C'est ainsi qu'Etienne tâtonne, dans une quête de soi, obstiné comme Pasolini à rester lui-même, avançant pas à pas, dans le présent. Ce qui est vrai dans un film ne l'est pas à priori dans notre vie, au cours de laquelle il faut parfois se laisser aller aux rencontres, qui comme pour Mahler ou Etienne, peuvent être salvatrices et nous ouvrir des horizons. Mais cela sera au prix de souffrances de l'âme, de compromis, car, sans renoncer à nos rêves, il nous faudra parfois réaliser d'important sacrifices afin de survivre, d'exister.