Le film de la cinéaste Agnieszka Holland est la bonne surprise du moment. Alors c’est sur, ce n’est pas forcément un film très facile d’accès, le sujet traité est horriblement lourd et (peut-être) encore polémique, certains passages sont difficilement soutenables, le film est parfois un peu austère, voire même un peu nébuleux mais quand même, c’est une belle leçon d’histoire et de journalisme qu’elle propose. Long de deux heures, son film est en trois parties, la partie du milieu, le fameux voyage en Ukraine étant de loin le plus court et le plus fort. Holland s’essaie à quelques effets un peu audacieux, elle utilise le son notamment de façon intéressante, à plusieurs reprises des scènes muettes s’étirent, seulement rythmée par un bruit de fond mécanique (une pendule, un bruit de mastication, le bruit de rails d’un train). En faisant durer ces scènes un tout petit peu au-delà du nécessaire, elle distille une ambiance, celle du silence, du secret, du non-dit qui sont omniprésents en Union Soviétique. Sa musique est intéressante aussi, bien utilisée (même si parfois elle est un peu forte), elle utilise le flou, joue un peu avec sa caméra, tente des passages à l’épaule comme reporter de guerre, tout cela est pertinent et tombe souvent juste. « L’Ombre de Staline » peut paraitre un peu long sur la fin, surtout que je ne m’attendais pas à ce que la partie « après l’Ukraine » soit si développée. Mais si le passage ukrainien est le plus fort, toute la dernière partie est la plus instructive, historiquement parlant. En bref, dans sa forme le film d’Agnieszka Holland est réussi. Il doit aussi beaucoup son casting et à James Norton, qui compose un Gareth Jones très sobre, sérieux et dont les failles ne sont jamais occultées ou cachées. Vanessa Kirby et surtout Peter Sarsgaard incarnent de seconds rôles qu’on aurait peut-être aimés plus ou mieux développés, celui de Walter Duranty notamment. Ce correspondant du NY Times à Moscou, dont on ne saura jamais très bien quel but il poursuit, quelle conception étrange du journalise est la sienne, on manque de clef pour bien le cerner, et il restera un peu énigmatique jusqu’à la fin. Le scénario de « L’Ombre de Staline » est à la fois une ode au journalisme d’investigation et un éclairage sur le secret de mieux gardé (et très longtemps occulté, nié) de l’URSS : l’Holodomor. Gareth Jones est un journaliste au statut un peu étrange, il travaillait pour le Foreign Office Britannique, ce qui est un mélange des genres tout à fait bizarre et pour tout dire, assez malsain. Ce double statut de journaliste et diplomate lui permet de mette un pied à Moscou sans qu’on lui permette de loger ailleurs que dans un Hôtel désigné, sans qu’on lui permette de quitter la ville, et avec des agents le suivant partout de façon ostentatoire, histoire qu’il sache très bien où il ne doit pas mettre les pieds. Et pourtant, il réussi à arriver jusqu’en Ukraine, à fausser compagnie aux autorités pour aller voir lui-même ce qui se trame dans le grenier à blé de Staline. Revenu difficilement de son périple, il se heurte aux autorités de l’URSS, ce qui est logique,
mais aussi à la cécité du monde occidental, et ça c’est historiquement intéressant et très bien vu
. Quoi qu’on en dise, les occidentaux sentent déjà qu’ils vont avoir besoin de l’URSS dans la décennie qui commence, et même s’ils sous-estiment gravement le danger nazi, ils ne veulent pas se rajouter un ennemi en la personne de Staline, pas à ce moment là de l’Histoire. Et puis il y a les sympathisants communistes de l’Ouest, qui ne peuvent pas (et qui ne veulent pas) admettre que leur idéologie est mort-née, que leur modèle est sans espoir. En réalité, ce que le film de Holland nous apprend, c’est qu’il ne sert rien d’avoir raison trop tôt : Gareth Jones à juste 40 ans d’avance sur ce que le Monde est prêt à entendre. La Vérité, puisque ce mot est prononcé plusieurs fois tel un mantra par Jones, est aussi une question de timing, certaines sont audibles un jour, inaudibles le lendemain et inversement. C’est une réflexion intéressante à faire, pour tous les journalistes et les apprentis journalistes du XXIème siècle. Le film d’Agnieszka Holland met des images sur l’Holodomor, ce qui a rarement, je crois, été fait au cinéma. Qu’est ce que c’est ? C’est plusieurs millions de morts de faim dans une région fertile, au cœur de l’Europe, en plein XXème siècle. Tout le blé ukrainien était envoyé hors d’Ukraine, c’est cela l’Or de Staline. C’est quoi mourir de faim ? Le film n’a pas besoin de s’appesantir trop longtemps pour bien le faire comprendre, c’est manger de l’écorce quand il n’y a plus d’épluchures ou d’animaux, c’est manger de la terre, c’est balancer vivants dans les fosses communes les enfants qu’on ne pourra nourrir, et même parfois faire bien pire que cela. Comment cette vérité là aurait-elle pu être entendue en 1933, au sein d’un pays qui se voulait un puit d’espérance ? Gareth Jones a vu (il a même subit la faim), mais ce qu’il avait vu, personne ne voulait le voir, l’entendre, le savoir ou même juste se le figurer. « L’Ombre de Staline » n’est sans doute pas le block buster de l’été, et parfois il peut paraitre un peu nébuleux, un peu incomplet, un peu frustrant sur tel ou tel personnage, mais pris dans son ensemble, c’est un film fort, très fort, et qui mérite franchement le déplacement.