‘’L’ombre de Staline’’ fait partie de ces films qu’il est difficile de critiquer sans passer pour un monstre sans coeur. Avec un sujet très fort, le film a de quoi marquer durablement les esprits des spectateurs. Pourtant, il s’agit aussi d’un film décevant car loin de faire appel et d’utiliser la totalité de son potentiel, comme nous allons le voir.
Le film retrace la découverte en 1933 par le journaliste Gareth Jones de l’Holodomor, la grande famine ukrainienne provoquée par les vols massifs des forces soviétiques. Jones va alors mener un combat pour faire éclater la vérité.
En réalité, le film est plus une déception qu’un mauvais film. En fait, le plus gros souci du film, c’est de ne jamais vraiment dépasser son résumé. Certes, une personne qui ne connaîtrait pas cette période pourrait probablement apprendre beaucoup de chose et être horrifié par cette terrible vérité. En réalité, le problème est double. D’une part, cette épisode est tristement célèbre. Quiconque s’est un peu intéressé à cette période et aux méfaits du régime soviétique risque de ne pas être touché plus que ça (comme on le verra plus dans tard dans la critique ‘’L’ombre de Staline’’ reste assez en surface des choses, malgré la reconstitution dans la deuxième partie de l’Holodomor). Combien de livres ou de documentaires ont déjà abordé cette époque ? Beaucoup, ce qui diminue les surprises possibles devant cette ‘’ombre de Staline’’. La forme du récit, très classique n’aide pas non plus à rendre le film un tant soit peu original. Et d’autre part, la découverte de ces famines est gâchée car perçue à travers le point de vue d’une personnage, Gareth Jones, finalement très peu intéressant. Et c’est tout le problème : contrairement à ce que laisse penser le titre français, le film est avant tout le portrait de son personnage principal (le titre original est d’ailleurs ‘’Mr Jones’’). Et dans ce genre de film, c’est une chose de présenter un épisode de l’Histoire émouvant, c’en est une autre de voir l’épisode à travers les yeux d’un héros guère passionnant. Le film a beau être polono-britannico-ukrainien, son héros présente (ou du moins est présenté sous) un jour d’une confondante banalité hollywoodienne. Etait-ce dû au véritable Gareth Jones ? Reste que son profil dans le film ne surprend jamais et est beaucoup trop blanc. C’est la limite de ce cinéma d’investigation : les héros-journalistes (comme ceux dans ‘’Les hommes du Président’’) sont beaucoup trop pâles et lisses. Le film n’échappe pas à cela : nous sommes devant un héros sans faille et sans reproche, aux convictions que rien ne peut ébranler. Ses découvertes, aussi terribles soient-elles étaient novatrices en 1933, elles paraissent bien naïves en 2020. Le parcours du héros est hélas désarmant de naïveté : il va ainsi découvrir que oui, les journalistes (comme Walter Duranty) peuvent mentir sur l’existence de telles atrocités. Cette découverte ne va pas le changer d’un iota et ne va pas le rendre plus tourmenté, donc plus intrigant. Même son horrible découverte des modes de vie ukrainiens ne semble pas affecter sa psychologie. Les révélations du film sont désarmantes certes, mais hélas aussi rebattus. En sachant cela, plusieurs critiques ont cru bon de voir avec ‘’M Jones’’ une œuvre très actuelle qui dénoncerait les fake news. Mais ce serait faire trop d’honneur au film que d’y voir cela. En effet, là où les coupables sont clairement désignés dans ‘’L’ombre de Staline’’ (Staline mais aussi Duranty), la fake new actuelle est beaucoup plus délicate à condamner dans la mesure où l’on ignore parfois qui en est l’investigateur. Le parallèle semble discutable : une fois la supercherie découverte, Gareth Jones savait à qui s’en prendre et qui critiquer. Aujourd’hui, il est malheureusement impossible parfois de remonter jusqu’à la racine des fakes news (les menteurs qui propagent des messages calomnieux ou qui mentent sur la réalité, cachés derrière leur écran, n’ont pas l’envergure d’un Staline ou d’un Duranty et sont ainsi encore plus difficiles à condamner).
Par ailleurs, le film est d’autant plus frustrant qu’il n’utilise pas la totalité de son potentiel. Le film aurait pu être tellement mieux, tellement plus vibrant et marquant. Alors oui, il aurait fallu moins respecter le titre original et se détacher du point de vue unidimensionnel du héros. Oui, il aurait fallu se mouiller un peu plus sur plusieurs pistes que nous allons voir. Premièrement, enrichir le film aurait été possible en multipliant les points de vue. Comme on l’a vu précédemment, l’unique point de vue du héros appauvri un film qui aurait mérité de se concentrer sur d’autres figures. Tout le long du film, des personnes apparaissent et disparaissent au gré des pérégrinations du héros. Tous auraient mérité d’être davantage mis en avant tellement ils sont passionnants. La frustration n’en est que plus grande quand, en fin de film, le devenir de certains personnages n’est pas éclairé (qu’elle existe où non, qu’en est-il d’Ada Brooks, cette reporter qui rejoint Berlin en 1933 ? Qu’en est-il des six ingénieurs britanniques maintenus en otage par les Soviétiques ?). Mais la plus grande erreur, c’est bel et bien de ne pas mettre sur le devant de la scène cet inouï bonhomme qu’est Walter Duranty. Transformé en un méchant classique hollywoodien, cette honte du journalisme mériterait à elle seule son propre film. Approfondir son personnage aurait permis à ‘’L’ombre de Staline’’ de relever le niveau. Ne pas creuse Duranty ne permet pas au film de gagner en profondeur. Duranty offrait un ensemble de possibilités qui ne sont pas explorés ici. Par exemple, le film serait une œuvre 100 % originale s’il avait choisi de se recentrer sur l’affrontement entre deux journalistes. Ce thème (qui n’est traité que tardivement dans le film), peu vu au cinéma aurait pu déboucher sur de nombreux questionnements, notamment sur ce qui constitue l’intégrité journalistique. Bon sang, pourquoi doit-on se coltiner ce saint de Gareth Jones lorsque tu as ce Duranty à disposition, figure sombre et intoxiqué par sa position ? Comment en est-il arrivé là ? Pourquoi est-il capable de mentir, mentir encore ? Pourquoi n’a-t-on jamais retiré son prix Pulitzer ? Tant de questions qui resteront sans réponse, le film préférant se concentrer sur son héros, sans tâche, ni défaut, ni part sombre (qui ne boit pas, ne se drogue pas et ne baise pas : quel ennui!). Il est d’ailleurs significatif que la meilleure scène du film a lieu sans la présence du héros :
Duranty et Ada Brooks s’opposent autour d’une machine à écrire
. Deuxièmement, le film évacue dans sa troisième partie, le refus de l’Occident de croire au récit de Jones. De nouveau, on a cette impression de superficialité. Pourquoi tant de personnes ont-ils nié cette vérité ?
Mis à part une séquence où Orwell est horrifié par le discours de Jones
, l’on ne ressent jamais cette sensation d’effarement ou de rejet de la vérité. Il aurait été sage sans doute de faire un film à la Costa-Gavras (période ‘’Z’’), c’est-à-dire un film sans personnage principal mais avec une multitude de points de vue, de visions : en bref, voir de plus près les comportements des différentes camps (politiques, journalistiques etc) qui s’opposent alors sur le cas ukrainien. En lien avec ce contexte trop peu effleuré, on peu reprocher le peu d’importance accordé aux conséquences de tout cela. Beaucoup de choses sont laissés en berne : si Jones parvient à publier son article, quel en sera son impact sur la scène internationale ?
A part l’influence exercée sur Orwell pour écrire ‘’La ferme des animaux’’ et l’assassinat de Jones
, on ignore la portée réelle de l’article. Quatrièmement, il aurait été bon de se projeter encore plus loin dans l’avenir pour interroger la notion de génocide (dans un épilogue par exemple). En voilà un sujet qui aurait été inédit au cinéma : étudier ce mot de génocide. Mais ce serait sans doute trop se mouiller que de dire si ces famines constituent ou non un génocide (aujourd’hui encore, l’Holodomor et son statut est toujours un objet de tensions entre la Russie et l’Ukraine). Cinquièmement enfin, on ne peut pas dire que la réalisation d’Agnieszka Holland soit complètement convaincante. Visuellement, le film est un énième biopic où tout est plongé dans l’obscurité. C’est une mode actuelle énervante : on se la joue sérieux avec des teintes froides, sombres et on rend certaines scènes quasi-illisibles. Rien de bien innovant donc. Mais le souci, c’est d’uniformiser ce genre de réalisation à tous les espaces présentés dans le film. Certes, les décors sont ééévidemment plus fastueux en Russie et en Angleterre qu’en Ukraine. Cependant, les lumières et les couleurs sont toujours les mêmes et donnent cette impression de dépravation partout. Or, il aurait (beaucoup de ‘’aurait’’ dans cette critique) été judicieux de jouer plus sur les contrastes entre les lieux visités. Ce qui frappe dans les images qui peuvent nous venir à l’esprit (dans les documentaires et les images de propagande), c’est l’écart considérable de richesses entre la ville et la campagne. Mettre de belles lumières et de belles couleurs pour les parties urbaines permettraient de renforcer le choc face à l’horreur qui hante les campagnes ukrainiennes. Sans aller jusqu’à adopter une mise en scène à la ‘’Traffic’’ (Soderbergh, 2000), Agnieszka Holland avait la possibilité de varier le ton (et donc les émotions) en fonction de la localisation.
Le film tombe dans les travers du classicisme : il ne s’agit pas hélas d’une œuvre classique, mais d’une œuvre académique. Tout a un air de déjà-vu et tout est superficiellement étudié. Dommage, car comme nous l’avons vu, il y avait moyen de faire un grand film.