Le fait que ses films aient été distribués directement en vidéo chez nous pourrait laisser l’impression que S.Craig Zahler est un simple mercenaire de séries B monté en graine, alors qu’il se montre au contraire notoirement plus subtil et plus honnête dans le regard sans concessions qu’il jette sur le monde que la majeure partie des cinéastes “domestiqués”. On l’avait aussi un peu oublié depuis ‘Bone tomahawk’ mais...S.Craig Zahler fait des films très longs, très bavards, surtout compte tenu du genre auquel ils sont affiliés. Le simple fait qu’on manifeste une certaine surprise, voire une certaine retenue vis-à-vis de la pertinence de cette façon de procéder constitue un témoignage en soi de la recherche de concision et d’efficacité parfois absurde qui prévaut aujourd’hui. Zahler prend tout son temps, dévoile méthodiquement les moindres caractéristiques de ses (anti)héros, ne rechigne pas au long tunnel de dialogues, ni à la digression - en apparence, seulement - gratuite, suggère symboliquement plus qu’il n’explicite la manière dont on pourrait interpréter ses films. Enfin, quand il a l’impression qu’il risque de lasser ou d’endormir le spectateur, il lâche brusquement la bride à l’horreur ou l’ultra-violence, sans crier gare, avant de reprendre fermement les rênes du scénario. Impact garanti. Que pourrait-on encore apporter au film de braquage aujourd’hui ? Des figures tragiques, peut-être ? Comme Ridgeman, le flic mis à pied pour violence, père d’une gamine elle-même victime de violences, dans leur quartier pourri par la violence du système, et qu’un autre système, qui ne reconnaît pas ce que lui-même voit comme des mérites, ne lui permet pas de quitter. Son partenaire, Luraseti, prêt à tout pour se marier, pour disposer d’au moins un repère stable dans un monde mouvant ou Henri, le petit braqueur noir qui tente de garder la tête hors de l’eau, dont le frère est paraplégique et la mère se prostitue, et qui est prêt à n’importe quoi pour les tirer du marasme. On n’est pas certain d’avoir envie de leur trouver des circonstances atténuantes, à ces trois salopards mais ils oeuvrent tous pour leur survie, où la survie de ceux auxquels ils tiennent. On comprend pourquoi. On ferait sans doute pareil, à leur place. Ils se débattent, mais ils sont prisonniers. De leur préjugés. De leur racisme. Du système qui leur crache à la gueule. De la violence qui réclame encore plus de violence en retour. De l’impossibilité de trouver une autre issue de secours que l’argent. ‘Traîné sur le bitume” est un film de l’ère Trump, pas parce qu’il soutient les valeurs qui s’en réclament, mais parce qu’il a compris un peu plus vite que les autres dans quoi l’Amérique avait sombré, et qu’il l’expose crûment, sans prendre de précautions oratoires ou narratives : aujourd’hui, il n’y a que la loi du plus fort, ou du plus futé, ou du plus menteur, qui puisse encore prévaloir. Oui, ‘Traîné sur le bitume’ reste un banal film de braquage. En plus, il est trop long. Il est trop écrit. On s’y amuse moins que dans un numéro de la franchise ‘Ocean’ ou un ‘Point Break’ (oui, même le remake), et il n’a pas la classe d’un ‘Heat’ ou d’un ‘Collateral’. Pourtant, on s’en souviendra comme du polar de mauvaise mine qui a peut-être le mieux rendu compte d’une fin de cycle, et du nihilisme crépusculaire qui l’accompagnait.