Il reste toujours dans nos souvenirs quelque chose de flou et à la fois marquant, quelque chose qui demeure et qui se détériore, quelque chose qui passé l’âge de raison ne nous sert qu’à simplement faire oublier l’ordinaire tellement cette insouciance était belle, les petits plaisirs simples de notre jeunesse, ces moments que nous ne revivrons plus jamais, gravés dans le marbre de notre mémoire s’effritant malgré tout. Heureusement il reste le cinéma, celui qui "fabrique les souvenirs" comme Godard le disait si bien, le cinéma peut aussi les faire vivre et les projeter en nous par le prisme de l’écran cathartique, machine à rêve, bien qu’éphémère instant.
Hermie se souvient de cet été 1942 sur l’île américaine du Nantucket, de ses 15 ans, le temps de l’innocence loin de la réalité qui frappe l’Europe de l’autre côté de l’Atlantique, il se rappelle de ses deux inséparables amis Oscy et Benjie sur la plage et surtout du visage angélique de cette femme mariée à un soldat, le coup de foudre, l’amour impossible. Il se met alors à rêver de l’aborder sous les moqueries puériles de ses camarades tout aussi maladroits avec les filles de leur âge, rien qu’une attention, un sourire; la croisant par hasard devant le drugstore du village il se propose pour porter ses paquets et la raccompagner jusqu’à son habitation au bord de mer, un premier pas; Oscy lui a déjà conçu un plan par écrit pour enfin passer à la seconde étape, Hermie se retrouvera alors entre son désir empli de prude sincérité et cette course malhabile au dépucelage.
Le film s’ouvre sur un diaporama nostalgique des recoins de l’île sous les notes du piano de Michel Legrand, comme des fragments de mémoire mélancoliques et idéalisés, le soleil se lève sur la plage pour voir surgir des figures en aval des dunes, trois jeunes adolescents accourent puis se cachent dans les bordures creusées par la mer pour épier un couple, c’est là que Hermie fera connaissance avec l’amour, la voix off adulte de ce dernier nous transposera dans son propre regard, l’identification est d’ors et déjà faite. Cette première séquence est je trouve d’une grande intensité, autant par la réalisation de Robert Mulligan offrant d’admirables cadres au grain nébuleux que par l’importance de la musique appuyant la grâce des ralentis sur le visage et les gestes de la sublime Jennifer O’Neill, actrice au regard m’ayant déjà fait fondre dans L’emmurée vivante de Lucio Fulci, ici elle est encore plus radieuse, c’est dire à quel point je n’ai eu aucun mal à comprendre la subjugation de Hermie, impossible de ne pas être insensible face à tant de beauté.
Mais cette histoire n’est pas faite que d’amour, il y a aussi évidemment l’amitié qui elle est davantage ouverte à la candeur et l’infantilité, d’une crédulité quasi totale face aux sentiments émergeant de la puberté, que faire du temps imparti lorsque l’on est un groupe de garçons adolescents l'été venu ? Les filles bien sûr, répondre au bouillonnement hormonal pour sonder le sexe opposé, le plus difficile étant de savoir comment s’y prendre. Et c’est leur maladresse qui est touchante (cependant, et c’est l’unique petit défaut du long métrage, certains échanges manquent quelque peu de naturel, de même pour une baston dans le sable pas nécessairement utile) car nous sommes à peu près tous passé par là, du feuilletage "théorique" de magazines à la pratique des rencontres forcées, la séquence du cinéma montre très bien cela car il y a deux cas de figures, deux tentatives d’approche tout en étant confronté à la projection d’une romance en noir et blanc. L’âge d’or d’Hollywood fait de classe envoutante et de mots gracieusement posés contraste avec cette jeunesse qui n’a pas de temps à accorder aux sentiments et au dialogue, les gestes sont tout autant brusques que lancinants, la fierté étant de toucher le sein de leur voisine, j’ai trouvé la mise en scène absolument superbe.
En parallèle il y a donc la rencontre avec cette femme représentant son plus pur désir, Dorothy; on voit Hermie se risquer naïvement à jouer les gentlemen, prenant cette fois le temps de briser son appréhension pour converser, elle semble lui répondre en toute obligeance, éludant toute tentative impromptue de séduction. Jusqu’à ce qu’il lui déclare tout énamouré et yeux écarquillés ses sentiments, la récompense d’un baiser sur le front fera figure de trophée auprès de ses camarades, encore une fois l’instant est superbement bien capté, d’ailleurs le jeune acteur est formidable. Il y a évidemment ce côté tabou de l’ambiguïté sexuelle entre un adolescent et une femme adulte, mais l’aspect prétendument sulfureux du film est désamorcé du fait que nous voyons cette liaison à travers le regard de Hermie, avec toute l’innocence qu’on y accorde et qui est sous-tendu, le sexe est d’ailleurs décrit comme un apprentissage, une quête encore inexplorée. Ce qui accouche d’une scène très drôle lors de l’achat de préservatifs au drugstore en prévision du feu de camp avec Oscy et leurs conquêtes respectives, ce genre d’instant un peu honteux qui forge la jeunesse et qui nous reste en mémoire.
Mais ce qui caractérise réellement cette histoire c’est son profond romantisme, celui d’une époque révolue retranscrite à travers cette réminiscence du fantasme, Hermie nous fait partager son souvenir pour mieux l’exorciser (à savoir si il y a une part de vécu chez Mulligan je l’ignore) comme la parenthèse fondatrice du passage à la maturité. La dernière demie heure va faire figure d’apothéose lors de ce rendez-vous dans un crépuscule vaporeux au bord de mer, d’une absolue beauté, tout n’est que silence, douceur, sensualité, érotisme, simplement le chant de la houle et le bruit sourd d’un vinyle tournant à vide. La séquence parait pourtant curieuse tellement elle repose sur une spontanéité presque improbable chez Dorothy, se passant de mots, détachée, ils ne seront que délivrés par écrit …
Suite à l’annonce du décès de son mari elle s’offre à Hermie dans un acte égoïste et désincarné pour d’une certaine manière faire l’amour une ultime fois avec le souvenir de sa défunte moitié, se servant de cet adolescent comme simple objet sexuel, avant de partir pour ne plus jamais le revoir. D’ailleurs je trouve le jeu de Jennifer O’Neill lors de sa dernière apparition à l’écran incroyablement juste, on ose à peine comprendre la situation, elle tourne le dos à Hermie pour scruter honteusement le large, le laissant totalement hagard, avant la révélation de la lettre qui sonne comme une tragédie.
… pour signer la mort de son enfance.
Summer of 42 est le genre de film bouleversant auquel je ne m’attentais pas, il est assez rare que le cinéma me procure de telles émotions, au point de lâcher quelques chaudes larmes à la fin, je pense que chacun sera ému ou non selon sa sensibilité et son expérience puisqu’on touche à notre plus profonde extériorisation traumatique, en l’occurrence la fin de l’insouciance. Et j’aime le temps d’un film me retrouver captivé par la grâce de l’instant, de (re)vivre quelque chose, ça ne manque également pas d’espièglerie, notamment en ce qui concerne la gaucherie potache des premiers soubresauts pré-pubères, à la fois drôle et triste donc, la vie est ainsi faite.
Il n’y a pas de doute, cet été 1942 est intemporel ...