Si la fin de la Guerre froide avait suscité l’espoir d’un nouvel ordre mondial pacifié, les dernières décennies ont connu encore leur lot de guerres et de massacres que les Etats-Unis, malgré leur hyperpuissance n’ont pas su prévenir. Dror Moreh interroge les principaux acteurs de la politique étrangère américaine des trente dernières années sur cet échec collectif.
"The Corridors of Power" est un titre bien banal et bien obscur pour un documentaire aussi exceptionnel qui revisite l’histoire des relations internationales de 1989 à nos jours. Réalisé par un documentariste israélien, achevé en 2022, sorti la même année aux Etats-Unis, il a connu en France une diffusion ultra-confidentielle, dans une seule salle parisienne à des horaires improbables. C’est bien dommage.
Certes, c’est une œuvre exigeante sur les dilemmes de la politique étrangère, qui n’intéressera peut-être que quelques rares spécialistes des relations internationales. C’est aussi un spectacle éprouvant : par sa durée (plus de deux heures) et surtout par les images qu’il montre,de massacres et de charniers. Mais les questions qu’il pose et les réponses qu’il y donne sont d’une rare intelligence.
Dans les premières minutes de ce documentaire, on craint un procès à charge, inspiré par une thèse simpliste et bien-pensante : les États-Unis, malgré leur puissance, ont été incapables de prévenir et d’arrêter les crimes de guerre qui se sont paradoxalement multipliés depuis la fin de la guerre froide dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Syrie…
En se donnant le temps d’examiner cette thèse, "The Corridors of Power" accepte la complexité. Il aurait été tellement simple de mettre les errements de la diplomatie américaine sur le dos des intérêts financiers ou des petits calculs politiciens. Mais en décortiquant chaque événement, en prenant le temps d’expliquer les positions de chacune des parties prenantes à la prise de décision, le documentaire permet de mieux comprendre et surtout de recontextualiser les positions arrêtées. Il montre par exemple dans quelle mesure l’indécision américaine en ex-Yougoslavie en 1993-1994 s’explique par le manque d’expérience du jeune président Clinton récemment élu, alors que cinq ans plus tard, fort de l’expérience acquise et de sa notoriété grandissante, il prend au Kosovo une position beaucoup plus hardie.
"The Corridors of Power" montre surtout que, contrairement à l’image qu’on s’en fait ou que l’Histoire reconstruit a posteriori il n’y a pas une « bonne » et une « mauvaise » décision mais que la salle de crise réunit autour du président « des gens imparfaits disposant d’informations imparfaites devant prendre des décisions imparfaites ».
Si ce documentaire avait un seul mérite, outre celui de déchiffrer la complexité du processus de décision, c’est celui de refuser l’opposition manichéenne entre la « mauvaise » abstention et la « bonne » intervention. Car rester inactif face à un génocide qui se commet, ne signifie pas ipso facto que l’intervention militaire pour y mettre un terme soit la bonne solution.
Quelques exemples suffisent à le montrer. Celui de la Libye est particulièrement révélateur. Au nom de la « responsabilité de protéger » que le président Obama venait de théoriser, les Etats-Unis, avec l’aide du Royaume-Uni et de la France, sont intervenus en Libye et ont débarrassé ce pays d’un sanglant dictateur. Mais ils l’ont fait sans l’aval du Conseil de sécurité et ont abandonné le pays à la guerre civile.
Ce précédent éclaire l’inaction occidentale en Syrie, ensanglantée elle aussi par les exactions d’un autre dictateur. En violation de la promesse qu’il avait faite d’intervenir si Bachar utiliserait l’arme chimique, Obama est resté l’arme au pied après les massacres de la Ghouta au gaz sarin en août 2013. "The Corridors of Power" consacre à cet épisode de longs et éclairants développements.
"The Corridors of Power" interroge le gratin de la diplomatie américaine de ces quarante dernières années. Son personnage récurrent est Samantha Power. Journaliste, formée à Yale et à Harvard, elle décroche le prix Pulitzer en 2002 pour son volumineux essai "A Problem from Hell" sur la réponse américaine aux génocides. Proche du parti démocrate, elle a accompagné Obama dans sa conquête du pouvoir, a servi auprès de lui au Conseil de sécurité nationale avant de devenir son ambassadrice à l’Onu. Cette « femme puissante » fut la conscience droitsdelhommiste du président démocrate et dut assumer des décisions qui mettaient à mal ses valeurs.