Eva est une adaptation du roman de James Hadley Chase, n°6 de la célèbre collection Série Noire. Paru en 1946, le livre est situé aux Etats-Unis - pays que l’écrivain anglais ne connaissait pas, se documentant pour chaque ouvrage via des cartes routières américaines... "J’ai lu le livre pour la première fois quand j’avais treize ou quatorze ans. Au moment où j’ai commencé à me dire avec fermeté que je serai cinéaste. Mon père lisait les « Série Noire » au kilo ! Et celui-là était un peu caché, un peu derrière, donc il m’a immédiatement attiré. Il m’est toujours resté comme un film possible : j’en ai parlé à deux ou trois reprises, sans que jamais l’idée s’impose de mener cela un peu plus loin, ou que des producteurs volontaires s’en saisissent", raconte Benoit Jacquot.
Le roman Eva a déjà été porté à l'écran en 1962, de façon très libre, par Joseph Losey. C’est Jeanne Moreau qui jouait Eva. "Le film a été problématique dans le parcours de Losey. Il a fait l’objet de conflits violents avec ses producteurs. Tel qu’il est sorti, il ne ressemblait pas tout à fait à ce qu’avait rêvé le cinéaste. À l’époque, j’étais encore un très jeune cinéphile, mais il m’avait marqué. Une fois que j’ai dit ça, c’est toujours la même chose : ce n’est pas la première fois que je prends comme point de départ un livre qui a déjà fait l’objet d’un film - c’était le cas, par exemple, du Journal d'une femme de chambre - et à chaque fois ma démarche, sans que ce soit un calcul, est d’oublier les films existants", confie Benoît Jacquot.
Eva marque la sixième collaboration entre le cinéaste Benoît Jacquot et la comédienne Isabelle Huppert après Villa Amalia (2008), La Fausse Suivante (1999), Pas de scandale (1998), L'école de la chair (1998), et Les Ailes de la colombe (1980).
"Avant Les ailes de la colombe", se rappelle aussi le cinéaste, "on avait eu l’envie de faire un film qui empruntait beaucoup à Mademoiselle Julie, de Strindberg. Et puis Isabelle Huppert est partie tourner La Porte du Paradis... Je me rappelle comme si c’était hier la première fois où je l’ai filmée, et je n’aperçois aucune différence profonde avec le tournage d’Eva. Ce qu’apporte Isabelle comme actrice, et qui est très singulier, n’appartient qu’à elle et elle l’apportait dès ses débuts."
"Ce qui n’a pas changé", explique Isabelle Huppert, "c’est ce que j’éprouve quand Benoît me filme : confiance, confort, plaisir, mystère, complicité, ambiguïté, mélancolie… un cocktail addictif qui me donne envie, qui nous donne envie de nous retrouver."
Si Gaspard Ulliel et Isabelle Huppert ont déjà joué ensemble dans Un Barrage contre le Pacifique, l'acteur n’avait jamais travaillé avec Benoit Jacquot. "Il y a d’abord eu le Festival du Cinéma asiatique, à Deauville", se souvient le comédien. "Benoit était président du jury, moi l’un de ses jurés. Nous nous étions bien entendus. Et puis nous nous sommes recroisés lors d’un voyage Unifrance à New York. Il m’a dit : «Nous travaillerons un jour ensemble.» Il savait que j’aimais son cinéma."
"Pour travailler ensemble", remarque Benoit Jacquot, "il fallait que l’on se connaisse et pour cela, on a beaucoup parlé. De longues discussions au cours desquelles Gaspard s’est montré d’une finesse, d’une délicatesse, d’une intelligence qui n’ont jamais cessé de me séduire. J’ai gardé une lettre formidable de lui. Trois pages de notes, de suggestions, d’inflexions, des scènes à inventer, des scènes dont l’ordre pouvait changer. Je me suis fait un devoir de tout prendre en compte, en tout cas de voir à chaque fois, ce que cela pouvait donner." Gaspard Ulliel : "Travailler avec Benoit, c’est se trouver face à ce constat implacable, que tout le monde fait, et qui est vrai : c’est un cinéaste qui a toujours mis en avant les actrices, les femmes sont toujours le moteur interne de ses films. Je me suis dit : je vais essayer pour une fois que l’homme soit le moteur de l’intrigue."
La première version de scénario, co-écrite par Benoît Jacquot et Gilles Taurand, a évolué et s’est enrichie au gré du travail préparatoire, notamment auprès des comédiens. "Le plus difficile c’est de faire oublier qu’il y a un personnage, de faire oublier la fiction", explique Isabelle Huppert. "Quand j’ai lu le roman, j’ai pensé que James Hadley Chase aurait pu l’écrire pour moi. Très loin d’une image un peu datée de la femme fatale dangereuse. Il y a chez Eva, une sorte d’animalité, d’opacité, une manière presque enfantine qui échappe à tous les poncifs du genre. Elle ne se donne même pas la peine d’être ce qu’on imagine qu’elle est. Elle en est d’autant plus dangereuse. Eva est paresseuse au fond, les perruques et les bottes oui, mais les vieux oripeaux éculés de la séduction et de la manipulation non."
Le tournage d’Eva a eu lieu dans les premiers mois de 2017, entre Paris et la province, précisément, pour une partie de l’action, dans une Haute- Savoie encore enneigée. "Ce que je trouvais intéressant dans Eva, de Joseph Losey", raconte Gaspard Ulliel, "c’est qu’il se passe à Venise, une ville pleine de mystères, qui est un personnage à part entière. Cette dimension semblait faire un peu défaut à notre projet, mais quand je suis arrivé à Annecy, j’ai compris que c’était tout aussi fort : un paysage dramatique, avec un lac entouré de hautes montagnes qui sont comme une prison pour les personnages, et puis l’hiver, la neige."
Dans ce cadre a priori idyllique, Eva trouve les ingrédients du film noir : un lac profond, aux eaux trop calmes qui cachent d’insondables mystères, un casino où pourrait se jouer, comme à la roulette, le destin de chacun, des routes qui serpentent, devenant espace mental sinueux, la neige la nuit, qui brouille la vue des personnages, masquant à la fois leur chemin et leur avenir.
"Il fallait que cette histoire se passe ailleurs qu’à Paris", raconte Benoit Jacquot. "Au moment où je commençais à penser au film, il se trouve que j’avais à faire à Annecy, que je ne connaissais pas : faisant le tour du lac, montant dans l’arrièrepays, je me suis dit que ça devrait se passer là. Et je n’ai pas résisté à ce qui, dans le livre, amène à une conduite du récit qui est celle du thriller. Les acteurs m’y emmenaient : ils ont en commun une certaine simplicité, une certaine évidence de leurs gestes qui font surgir a contrario une opacité de fond, pour moi très énigmatique."
C’est à la suggestion de Gaspard Ulliel que la scène révélant le passé trouble de son personnage, imaginée dans le scénario comme un flashback, est devenue la toute première du film, permettant au spectateur de connaître entièrement ce drôle d’anti-héros victime de la séduction d’Eva : "Au tout début", raconte Gaspard Ulliel, "ce n’était pas une scène que je trouvais très intéressante. Ce n’était pas un peu attendu, un peu cliché, que Bertrand ait été lui-même un gigolo ? Et puis peu à peu, ça m’est apparu au contraire comme la clé du personnage. J’ai dit à Benoit Jacquot : je me suis complètement trompé, je pense que ce flash-back est déterminant."
La mise en scène contribue à l’identification du spectateur au personnage de Bertrand : en travelling avant, une route enneigée, vue de l’habitacle d’un véhicule, puis les chambres d’un couloir d’hôtel comme autant de menaces. Presque une caméra subjective : "Souvent, mais pas systématiquement", précise Benoit Jacquot, "je filme Gaspard Ulliel de dos et après la caméra passe par-dessus son épaule, et on voit ce qu’il voit, c’est comme si l’on pénétrait dans son univers mental."
Benoit dit souvent que, pour lui, filmer ses acteurs, c’est faire un documentaire sur eux", raconte Isabelle Huppert. Quand on tourne avec lui, on sent ce double regard : celui qu’il porte sur vous, l’autre sur le personnage. Ça donne une très grande liberté. Il n’y a plus aucune limite à ca qu’on s’autorise à faire. Toute frontière s’abolit entre soi et le « personnage ». Dans un cadre précis bien sûr."
D’où, peut-être, cette sensation de confort que les comédiens ont sur le plateau : "On se sent accueilli", remarque Gaspard Ulliel. "Il ne s’agit pas seulement d’un confort matériel, mais aussi psychologique. Benoit est très à l’écoute, très ouvert à ce que va proposer le comédien. Il travaille extrêmement vite, ce qui au début peut surprendre. Il fait très peu de prises. Mais une fois qu’on a accepté la méthode, ça devient très plaisant. Des acteurs m’avaient dit : « Tu verras, avec Benoit, on n’a pas le sentiment de travailler ». C’est un peu vrai. Ce qui n’enlève rien à la rigueur qu’il impose sur le plateau. Il a déjà son film en tête. »"
Benoit Jacquot donne quelques clés de son geste créatif : "Au début, il y a une espèce de silhouette du film qui se crée : il se dessine de façon assez précise mais pourtant lointaine. C’est moins qu’une partition : les musiciens ont un mot pour ça, la « grande forme »… Ensuite viennent les interprètes principaux. Et à partir de là, on rentre dans les détails. Pour commencer, les décors des scènes qui sont encore prévues comme des hypothèses. Le décor prime : si tout d’un coup je rentre pour chercher une scène dans un décor qui n’a aucun rapport avec ce qui est écrit, je choisis le décor contre le scénario. Avec le chef-opérateur, Julien Hirsch dans le cas d’Eva, on construit le plan de travail : la conduite des jours de tournage, c’est déjà un geste de mise en scène. C’est-à-dire qu’on tournera ceci avant cela pour des raisons précises, on choisit une progression dans la construction du film. Et puis on imagine chacune des journées alignées sur le plan de travail : la caméra sera ici ou bien là, cette séquence de sept ou huit pages, on va choisir de la traiter en un seul plan, etc."